Comment croire en Dieu après Auschwitz ?
CORINE CHABAUD
CRÉÉ LE 20/01/2015 / MODIFIÉ LE 26/01/2015
© CHRISTOPHER FURLONG / GETTY IMAGES EUROPE / GETTY IMAGES/AFP
Enfant, Yvette a été élevée dans la religion juive. Elle mangeait kasher. Elle respectait les fêtes traditionnelles, surtout lors des vacances chez ses grands-parents, en Alsace. Une fois déportée, les prières l’ont accompagnée. Elle récitait le Shema Israël, comme les chrétiens récitent le Notre Père, une façon de se raccrocher à une planche de salut. « Certaines, à leur retour, sont devenues très pratiquantes. Pour remercier Dieu de les avoir sauvées. Moi, je suis restée pareille. Mais il y a 30 ans encore, je me sentais en colère contre lui. Je pensais : “Où était Dieu quand les enfants partaient en fumée dans les cheminées des crématoires ?” Et je me demandais pourquoi j’avais survécu quand eux étaient morts. En vieillissant, j’ai fini par laisser Dieu tranquille et par ne plus lui en vouloir. »
Quand Yvette est rentrée, elle a retrouvé ses parents et ses deux frères. À la Gestapo, elle avait déclaré qu’ils étaient tous morts dans des bombardements. En effet, Noisy-le-Sec avait été copieusement bombardé en avril 1944, il y avait des tombes anonymes au cimetière de sa ville : on l’avait crue ! Quelques années plus tard, elle a épousé Robert Lévy, un imprimeur juif non pratiquant. Eux et leur fille Martine, qui a fait sa bat-mitsvah (« communion ») et suivi un cours religieux, ont respecté les fêtes. « Je me suis toujours raccrochée aux coutumes dans lesquelles j’ai été élevée. Je suis restée fidèle à mes racines », confie- t-elle. Surtout, elle s’est réconciliée avec Dieu.
Né en 1927, il a grandi à Paris dans une famille juive non pratiquante. Henri Borlant ne sait si ses parents, émigrés de Russie, étaient croyants ou non, mais ils ne mangeaient pas kasher et ne faisaient pas shabbat. La famille obéissait à un simple rituel : elle fêtait Pessah (Pâque) chez la grand-mère et le grand-père d’Henri, un homme très pieux à la longue barbe. En 1939, la veille de la mobilisation générale du 1er septembre, la famille a, comme tous les habitants du arrondissement de Paris, été évacuée dans le Maine-et-Loire. Et a échoué à Saint-Lambert-du-Lattay, près d’Angers. Scolarisé dans l’école privée du village, Henri Borlant a été alors initié à la religion catholique par « monsieur l’abbé », instituteur de l’établissement. À la demande de l’enseignant, lui et son frère Bernard ont été baptisés. « Cet homme était passionné et passionnant. Jusqu’ici à la maison, il n’y avait pas de livres. J’étais un gamin inculte. Comme j’étais un élève studieux et discipliné, et parce que l’instruction religieuse comptait double, j’ai appris. Je me suis senti gagné par la foi absolue de cet homme, qui nous parlait avec son cœur. Il était mon modèle : il m’a converti et il a éveillé en moi le désir de convertir, au point que j’imaginais devenir prêtre. »
Le 15 juillet 1942, la veille de la rafle du Vél’d’Hiv, Henri, 15 ans, est déporté à Auschwitz-Birkenau avec son frère Bernard, 17 ans, sa sœur Denise, 21 ans, et son père Aaron, 54 ans. Henri a été arrêté avec un scapulaire et une médaille donnée par l’évêque d’Angers pour sa confirmation. Adolescent timide et craintif, il s’est vite réfugié dans les prières intérieures. « Les premières fois que j’ai reçu des coups, je me suis surpris à penser : “Mon Dieu, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.” Je priais aussi pour ma mère, que j’adorais, par réflexe et par habitude. » Son père n’a tenu que deux mois, son frère, trois mois et demi. Sa sœur n’est pas revenue. Lui a survécu. Selon le militant de la mémoire de la Shoah Serge Klarsfeld, il est le seul survivant des 6 000 enfants juifs déportés dans le convoi n° 8 en juillet 1942. Durant 28 mois, il a enduré la faim, les coups, le typhus, la dysenterie. Il a échappé à la chambre à gaz, mais a vu des gens s’éteindre, pendus, étranglés, le crâne fracassé. « Je voyais tant de monde mourir autour de moi. Je n’étais pas plus malin qu’un autre, mais je survivais. J’étais sûr alors que le Bon Dieu me protégeait. Je me sentais une ligne directe avec lui. J’étais un saint et un martyr, comme les premiers chrétiens. » Pas question bien sûr de prier devant ses geôliers. « Prier, c’était s’échapper des barbelés par la pensée et déjà être un homme. Pour les nazis, nous n’étions que des objets, bons pour l’extermination. »
Henri Borlant, auteur en 2011 du récit Merci d’avoir survécu (Seuil), explique en premier lieu par sa foi le fait de ne pas être mort. À son retour, en avril 1945, il retrouve sa mère et ses frères et sœurs plus jeunes à Paris. La rue sent le printemps. Il regarde les filles et... enterre sa vocation de prêtre ! Il étudie d’arrache-pied, malgré sa tuberculose pulmonaire, et finit par devenir médecin. Imbibé de lectures, pétri de poésie et de sciences, il ne croit plus. Il épouse Hella, Allemande de famille protestante. Elle est non croyante, viscéralement antinazie, toujours sa complice et son amour à ce jour. « La science et la foi vont difficilement ensemble. J’avais besoin de rationnel, je suis devenu un laïc. Avec la conviction que les humanistes qui font le bien par générosité, sans attendre une récompense de l’au-delà, c’est mieux encore que les dévots. Je n’ai jamais rejeté la religion non plus, car je sais qu’elle est parfois nécessaire pour tenir debout. »Il reste guidé par des valeurs morales transmises par ses parents, et par son « abbé », ami fidèle retrouvé après la guerre. Jamais il n’a imputé à une puissance divine la responsabilité d’Auschwitz. « Ce sont bien les hommes qui ont massacré et voulu exterminer tous ces innocents », dit-il aujourd’hui, âgé de 88 ans. Il y a un an, épreuve douloureuse pour lui, Danièle, l’une de ses quatre filles, est décédée dans de terribles souffrances. Elle était la seule croyante de la famille. Avec elle, il est retourné à la synagogue.
CORINE CHABAUD
CRÉÉ LE 20/01/2015 / MODIFIÉ LE 26/01/2015
© CHRISTOPHER FURLONG / GETTY IMAGES EUROPE / GETTY IMAGES/AFP
Il y a 70 ans, l’Armée rouge libérait le camp le plus emblématique de la barbarie nazie, découvrant l’horreur absolue. Depuis, la tragédie de la Shoah interroge la toute-puissance de Dieu. La Vie vous propose deux témoignages d'anciens déportés.
Yvette Lévy*. Déportée à Auschwitz à 18 ans, elle y est restée neuf mois.
Dans sa maison de Noisy-le-Sec (93), où elle vit depuis plus de 60 ans, Yvette Lévy, née à Paris en 1926, raconte son passé de dépor- tée avec la volubilité de ceux qui ont conscience d’une urgence. Comme si, à 88 ans, elle ne voulait jamais cesser de témoigner. Cette rescapée, qui a effectué plus de 200 voyages à Auschwitz-Birkenau avec des jeunes et des adultes, a à cœur d’expliquer la violence et la barbarie dans ses moindres détails. Née Dreyfuss (« avec deux s, donc sans lien de parenté avec le capitaine »), elle raconte sa famille chassée d’Alsace en 1940. L’étoile jaune dès 1942. Les faux papiers au nom de Duprat. Son engagement de scout auprès des Éclaireurs israélites de France. Son activité secrète et périlleuse à l’Ugif (Union générale des israélites de France) pour mettre à l’abri les enfants juifs dont les parents avaient été arrêtés. Elle- même a été déportée début août 1944, dans le convoi n° 77. Elle dit l’arrivée en train directement au fond du camp de Birkenau, « les cris gutturaux en allemand dans la nuit noire », et surtout « l’odeur épouvantable », âcre, gravée à jamais dans sa mémoire. « Cette nuit-là, 2 796 Tziganes sont partis en fumée dans les fours crématoires », rappelle-t-elle. Elle raconte aussi le tri entre les hommes et les femmes, le passage odieux dans la zone de désinfection, où, « dénudé, tu perds ton âme », la puanteur abominable des latrines, les diarrhées, la dysenterie, les pyjamas rayés des hommes, les guenilles des femmes. Et Dieu dans tout cela ? « J’étais croyante. Je me souviens avoir jeûné le jour de Kippour, avec une vingtaine de camarades. J’ai dû exécuter les corvées le ventre vide. Et celles qui avaient mangé nos rations n’ont pas voulu. »Enfant, Yvette a été élevée dans la religion juive. Elle mangeait kasher. Elle respectait les fêtes traditionnelles, surtout lors des vacances chez ses grands-parents, en Alsace. Une fois déportée, les prières l’ont accompagnée. Elle récitait le Shema Israël, comme les chrétiens récitent le Notre Père, une façon de se raccrocher à une planche de salut. « Certaines, à leur retour, sont devenues très pratiquantes. Pour remercier Dieu de les avoir sauvées. Moi, je suis restée pareille. Mais il y a 30 ans encore, je me sentais en colère contre lui. Je pensais : “Où était Dieu quand les enfants partaient en fumée dans les cheminées des crématoires ?” Et je me demandais pourquoi j’avais survécu quand eux étaient morts. En vieillissant, j’ai fini par laisser Dieu tranquille et par ne plus lui en vouloir. »
Quand Yvette est rentrée, elle a retrouvé ses parents et ses deux frères. À la Gestapo, elle avait déclaré qu’ils étaient tous morts dans des bombardements. En effet, Noisy-le-Sec avait été copieusement bombardé en avril 1944, il y avait des tombes anonymes au cimetière de sa ville : on l’avait crue ! Quelques années plus tard, elle a épousé Robert Lévy, un imprimeur juif non pratiquant. Eux et leur fille Martine, qui a fait sa bat-mitsvah (« communion ») et suivi un cours religieux, ont respecté les fêtes. « Je me suis toujours raccrochée aux coutumes dans lesquelles j’ai été élevée. Je suis restée fidèle à mes racines », confie- t-elle. Surtout, elle s’est réconciliée avec Dieu.
Henri Borlant. Déporté à Auschwitz à 15 ans. Il y est resté près de trois ans.
Né en 1927, il a grandi à Paris dans une famille juive non pratiquante. Henri Borlant ne sait si ses parents, émigrés de Russie, étaient croyants ou non, mais ils ne mangeaient pas kasher et ne faisaient pas shabbat. La famille obéissait à un simple rituel : elle fêtait Pessah (Pâque) chez la grand-mère et le grand-père d’Henri, un homme très pieux à la longue barbe. En 1939, la veille de la mobilisation générale du 1er septembre, la famille a, comme tous les habitants du arrondissement de Paris, été évacuée dans le Maine-et-Loire. Et a échoué à Saint-Lambert-du-Lattay, près d’Angers. Scolarisé dans l’école privée du village, Henri Borlant a été alors initié à la religion catholique par « monsieur l’abbé », instituteur de l’établissement. À la demande de l’enseignant, lui et son frère Bernard ont été baptisés. « Cet homme était passionné et passionnant. Jusqu’ici à la maison, il n’y avait pas de livres. J’étais un gamin inculte. Comme j’étais un élève studieux et discipliné, et parce que l’instruction religieuse comptait double, j’ai appris. Je me suis senti gagné par la foi absolue de cet homme, qui nous parlait avec son cœur. Il était mon modèle : il m’a converti et il a éveillé en moi le désir de convertir, au point que j’imaginais devenir prêtre. »
Le 15 juillet 1942, la veille de la rafle du Vél’d’Hiv, Henri, 15 ans, est déporté à Auschwitz-Birkenau avec son frère Bernard, 17 ans, sa sœur Denise, 21 ans, et son père Aaron, 54 ans. Henri a été arrêté avec un scapulaire et une médaille donnée par l’évêque d’Angers pour sa confirmation. Adolescent timide et craintif, il s’est vite réfugié dans les prières intérieures. « Les premières fois que j’ai reçu des coups, je me suis surpris à penser : “Mon Dieu, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.” Je priais aussi pour ma mère, que j’adorais, par réflexe et par habitude. » Son père n’a tenu que deux mois, son frère, trois mois et demi. Sa sœur n’est pas revenue. Lui a survécu. Selon le militant de la mémoire de la Shoah Serge Klarsfeld, il est le seul survivant des 6 000 enfants juifs déportés dans le convoi n° 8 en juillet 1942. Durant 28 mois, il a enduré la faim, les coups, le typhus, la dysenterie. Il a échappé à la chambre à gaz, mais a vu des gens s’éteindre, pendus, étranglés, le crâne fracassé. « Je voyais tant de monde mourir autour de moi. Je n’étais pas plus malin qu’un autre, mais je survivais. J’étais sûr alors que le Bon Dieu me protégeait. Je me sentais une ligne directe avec lui. J’étais un saint et un martyr, comme les premiers chrétiens. » Pas question bien sûr de prier devant ses geôliers. « Prier, c’était s’échapper des barbelés par la pensée et déjà être un homme. Pour les nazis, nous n’étions que des objets, bons pour l’extermination. »
Henri Borlant, auteur en 2011 du récit Merci d’avoir survécu (Seuil), explique en premier lieu par sa foi le fait de ne pas être mort. À son retour, en avril 1945, il retrouve sa mère et ses frères et sœurs plus jeunes à Paris. La rue sent le printemps. Il regarde les filles et... enterre sa vocation de prêtre ! Il étudie d’arrache-pied, malgré sa tuberculose pulmonaire, et finit par devenir médecin. Imbibé de lectures, pétri de poésie et de sciences, il ne croit plus. Il épouse Hella, Allemande de famille protestante. Elle est non croyante, viscéralement antinazie, toujours sa complice et son amour à ce jour. « La science et la foi vont difficilement ensemble. J’avais besoin de rationnel, je suis devenu un laïc. Avec la conviction que les humanistes qui font le bien par générosité, sans attendre une récompense de l’au-delà, c’est mieux encore que les dévots. Je n’ai jamais rejeté la religion non plus, car je sais qu’elle est parfois nécessaire pour tenir debout. »Il reste guidé par des valeurs morales transmises par ses parents, et par son « abbé », ami fidèle retrouvé après la guerre. Jamais il n’a imputé à une puissance divine la responsabilité d’Auschwitz. « Ce sont bien les hommes qui ont massacré et voulu exterminer tous ces innocents », dit-il aujourd’hui, âgé de 88 ans. Il y a un an, épreuve douloureuse pour lui, Danièle, l’une de ses quatre filles, est décédée dans de terribles souffrances. Elle était la seule croyante de la famille. Avec elle, il est retourné à la synagogue.