Timothy Radcliffe : "Notre époque souffre du mal de la banalité"
PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER
Publié le 19/04/2014 à 00:00 | Le Point
Timothy Radcliffe, grand théologien dominicain.
© Tom Weller/Ciric
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Le Point : Vous avez longuement rencontré le pape François en tête-à-tête privé. Comment l'avez-vous trouvé ?
Timothy Radcliffe : Comme un homme bien dans sa peau. J'ai été impressionné par sa disponibilité. Il n'a jamais regardé sa montre pendant tout notre entretien. Et il ne cherchait pas à avoir le contrôle sur moi. Cet élément est très important pour comprendre sa spiritualité et son action. L'Occident, en tout cas la France et laGrande-Bretagne depuis quatre siècles, a été marqué par une culture du contrôle, et l'Église en a été infectée. Et c'est en luttant pour sa liberté, de Constantine au communisme, que le Vatican est devenu une monarchie. Une monarchie que le pape François aujourd'hui veut défaire, en réduisant au minimum les mécanismes de contrôle à l'intérieur du Vatican. C'est pourquoi il a nommé ce groupe de huit cardinaux à ses côtés pour avoir une certaine indépendance.
Sous Benoît XVI, vous déploriez le "problème de gouvernance au sommet de l'Église", appelant à "changer le fonctionnement du Vatican" (lire "Le Point" n° 1939 du 12 novembre 2009). Vous voilà comblé aujourd'hui ?
Il y a bien moins de discontinuité qu'on le dit entre Benoît et François. Le premier a accompli des pas théologiques que le second installe dans la réalité. Mais le pape François fait exactement ce que j'espérais. Ce qu'il offre, nous l'attendons depuis Vatican II ! Il ne veut plus que le pape vive comme un monarque entouré d'une cour. Il se présente d'ailleurs lui-même comme l'évêque de Rome. À chaque niveau de l'Église, il souhaite introduire plus de débats et de partage de responsabilités. Il travaille à donner davantage d'autorité aux conférences épiscopales nationales et à faire en sorte que les synodes ne soient plus seulement des chambres d'enregistrement, mais des forums où on discute et où on prend des décisions. Il veut donner de l'espace à l'Esprit saint pour introduire des respirations. L'Église a besoin de spontanéité. Cessons d'être paralysés !
François est-il le "sauveur" de l'Église ?
Non ! Il serait horrifié qu'on dise cela. François ne cherche pas à imposer sa volonté à l'Église. Les médias pensent toujours que les papes sont comme des politiciens, qui arrivent avec un programme de parti politique, pour "sauver" la nation. Mais ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent chez nous. Nous répondons à la volonté de Dieu discernée dans la prière et la discussion. Tout le monde parle du pape François, mais lui, je vous assure, n'aspire qu'à une chose : s'effacer. Il souhaite que le pape occupe une place moins importante. C'est le paradoxe de sa situation.
Il a créé beaucoup d'attentes, et les réformes risquent de prendre un temps fou. N'a-t-il pas pris le risque que les déceptions soient à la hauteur des désirs suscités ?
François a toujours dit clairement que la vraie réforme est toujours lente. Nous devons être patients et laisser les choses advenir. Si le pape cherchait à forcer le chemin, il provoquerait des divisions à l'intérieur de l'Église. Nous vivons dans un monde de communication instantanée qui exige des réponses instantanées, mais aboutit... à ne rien résoudre. Nous avançons dans une direction inconnue, ce qui génère, on peut le comprendre, des peurs. Mais je crois que François pense qu'il ne faut pas tout savoir à l'avance, puisque c'est une erreur de trop vouloir contrôler et que nous devons être ouverts à l'Esprit saint.
A-t-il les coudées franches pour toucher aux fondamentaux de la doctrine catholique ?
Mais les fondamentaux de cette doctrine nous offrent beaucoup plus de liberté qu'on peut le penser ! Je ne perçois pas la doctrine comme quelque chose qui entrave ; l'orthodoxie, à mon sens, ne ferme pas les réponses, au contraire elle ouvre un grand espace. Il faut se méfier du préjugé doctrinaire contre les doctrines qui existe actuellement dans notre société.
En même temps, beaucoup de catholiques attendent des évolutions, sur les divorcés remariés, par exemple ?
Ça, c'est un autre sujet. Et ce n'est pas une question de doctrine, mais de discipline. Quand je dis discipline, il ne s'agit pas de punition, bien entendu, mais d'organisation de la vie d'un disciple. Il faut changer cette discipline. Quand il était archevêque de Buenos Aires, Jorge Bergoglio a témoigné de beaucoup de souplesse pour les divorcés remariés ; devenu pape, je pense qu'il réalisera l'ouverture sur ce point. Il y a beaucoup de questions qui n'ont rien à voir avec la doctrine, comme le mariage des prêtres, pour lesquelles nous avons besoin d'un débat ouvert afin de percevoir ce qui est le mieux. Le plus important pour François n'est pas ce que lui pense mais ce que l'Église décide.
Attitude assez jésuite...
Ou dominicaine. Il veut que la communauté décide, et ce mode de fonctionnement est très dominicain : l'autorité suprême de notre ordre, c'est le chapitre général. Vous savez ce qu'on dit de François ? Qu'il est un jésuite qui porte une robe de dominicain et souhaite être franciscain...
Beaucoup d'observateurs ont noté qu'il parlait, notamment à Lampedusa, comme un leader politique. Le discrédit du politique renforce-t-il son influence ?
Le pape touche les gens pas seulement par ce qu'il dit, mais par ce qu'il fait. Ses gestes sont puissants. Quand il lave les pieds de prisonniers, dont un musulman, le monde s'y intéresse. Quand il embrasse cet homme terriblement défiguré, le monde est surpris. À Lampedusa, il ne s'agissait pas seulement de mettre l'accent sur notre indifférence à la souffrance des migrants. Il a célébré une messe dans un petit bateau tout près de l'endroit où de nombreuses personnes avaient péri. Un tel geste a bien plus de puissance que beaucoup de mots ; il a éveillé la faim dans nos coeurs pour un monde plus juste et compassionnel.
Comment réagit l'homme de foi à la défiance vis-à-vis de la classe politique, et plus globalement de la classe dirigeante ?
Le grand travailliste anglais Tony Benn, qui vient de mourir, avait ce mot fameux : "Toute carrière politique s'achève dans l'échec. La mienne a terminé plus tôt que la plupart." De nos jours, les hommes politiques parlent comme des économistes. Tout est réduit à l'économie, et nous avons perdu un discours plus humain. Chaque politicien se voit comme un sauveur, et donc la mission est impossible à réaliser. Le pape a un avantage : pour lui, seul le Christ est sauveur ! François et tous les leaders religieux invitent à nous considérer comme des communautés d'hommes et de femmes, de riches et de pauvres liées ensemble dans une même destinée, et par la recherche du bien commun. Nos aspirations sont plus profondes que l'argent.
Vous qui voyagez beaucoup, observez-vous ce même rejet du politique partout dans le monde ?
Je voyage beaucoup, mais je ne séjourne que peu de temps dans un pays ou un continent, et mes impressions peuvent donc être superficielles. Mais je remarque que, dans le monde en développement - spécialement en Afrique, une partie de l'Amérique latine et de l'Asie -, les institutions occidentales comme la Banque mondiale ou le FMI font pression sur les nations pour qu'elles ne se perçoivent qu'en termes économiques, et ce faisant imposent des solutions qui sabotent le bien commun. Beaucoup de cultures ont préservé un sens du bien commun qui est en train d'être sapé par cette pression venue de l'Occident.
Vous vous présentez comme l' "ami des pécheurs". Quel est d'après vous le plus grand des péchés de notre époque ?
Le péché le plus typique de notre époque est la superficialité, qui n'impose que de petites satisfactions. Une grande part de notre culture contemporaine rend triviaux les désirs du coeur humain. Dans ma chambre d'hôtel à Los Angeles, d'où je reviens, en zappant sur une centaine de chaînes de télévision, je n'ai rien trouvé d'intéressant. C'est profondément déprimant ! Hannah Arendt a écrit sur la "banalité du mal", et notre époque, je pense, souffre du mal de la banalité. Le coeur et l'esprit humains sont faits pour saisir le sens de l'existence, assouvir notre soif de compréhension. En tant que chrétien, je crois que le but est de chercher dans l'amour infini ce qu'est Dieu. Une société qui anesthésie l'âme avec des petites satisfactions et des distractions triviales s'effondrera dans l'ennui.
http://www.lepoint.fr/societe/timothy-radcliffe-notre-epoque-souffre-du-mal-de-la-banalite-19-04-2014-1814494_23.php#xtor=CS2-239
Alors que les éditions du Cerf rééditent deux de ses livres (*), le grand théologien dominicain s'exprime en exclusivité pour "Le Point".
PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER
Publié le 19/04/2014 à 00:00 | Le Point
Timothy Radcliffe, grand théologien dominicain.
© Tom Weller/Ciric
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Le Point : Vous avez longuement rencontré le pape François en tête-à-tête privé. Comment l'avez-vous trouvé ?
Timothy Radcliffe : Comme un homme bien dans sa peau. J'ai été impressionné par sa disponibilité. Il n'a jamais regardé sa montre pendant tout notre entretien. Et il ne cherchait pas à avoir le contrôle sur moi. Cet élément est très important pour comprendre sa spiritualité et son action. L'Occident, en tout cas la France et laGrande-Bretagne depuis quatre siècles, a été marqué par une culture du contrôle, et l'Église en a été infectée. Et c'est en luttant pour sa liberté, de Constantine au communisme, que le Vatican est devenu une monarchie. Une monarchie que le pape François aujourd'hui veut défaire, en réduisant au minimum les mécanismes de contrôle à l'intérieur du Vatican. C'est pourquoi il a nommé ce groupe de huit cardinaux à ses côtés pour avoir une certaine indépendance.
Sous Benoît XVI, vous déploriez le "problème de gouvernance au sommet de l'Église", appelant à "changer le fonctionnement du Vatican" (lire "Le Point" n° 1939 du 12 novembre 2009). Vous voilà comblé aujourd'hui ?
Il y a bien moins de discontinuité qu'on le dit entre Benoît et François. Le premier a accompli des pas théologiques que le second installe dans la réalité. Mais le pape François fait exactement ce que j'espérais. Ce qu'il offre, nous l'attendons depuis Vatican II ! Il ne veut plus que le pape vive comme un monarque entouré d'une cour. Il se présente d'ailleurs lui-même comme l'évêque de Rome. À chaque niveau de l'Église, il souhaite introduire plus de débats et de partage de responsabilités. Il travaille à donner davantage d'autorité aux conférences épiscopales nationales et à faire en sorte que les synodes ne soient plus seulement des chambres d'enregistrement, mais des forums où on discute et où on prend des décisions. Il veut donner de l'espace à l'Esprit saint pour introduire des respirations. L'Église a besoin de spontanéité. Cessons d'être paralysés !
François est-il le "sauveur" de l'Église ?
Non ! Il serait horrifié qu'on dise cela. François ne cherche pas à imposer sa volonté à l'Église. Les médias pensent toujours que les papes sont comme des politiciens, qui arrivent avec un programme de parti politique, pour "sauver" la nation. Mais ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent chez nous. Nous répondons à la volonté de Dieu discernée dans la prière et la discussion. Tout le monde parle du pape François, mais lui, je vous assure, n'aspire qu'à une chose : s'effacer. Il souhaite que le pape occupe une place moins importante. C'est le paradoxe de sa situation.
Il a créé beaucoup d'attentes, et les réformes risquent de prendre un temps fou. N'a-t-il pas pris le risque que les déceptions soient à la hauteur des désirs suscités ?
François a toujours dit clairement que la vraie réforme est toujours lente. Nous devons être patients et laisser les choses advenir. Si le pape cherchait à forcer le chemin, il provoquerait des divisions à l'intérieur de l'Église. Nous vivons dans un monde de communication instantanée qui exige des réponses instantanées, mais aboutit... à ne rien résoudre. Nous avançons dans une direction inconnue, ce qui génère, on peut le comprendre, des peurs. Mais je crois que François pense qu'il ne faut pas tout savoir à l'avance, puisque c'est une erreur de trop vouloir contrôler et que nous devons être ouverts à l'Esprit saint.
A-t-il les coudées franches pour toucher aux fondamentaux de la doctrine catholique ?
Mais les fondamentaux de cette doctrine nous offrent beaucoup plus de liberté qu'on peut le penser ! Je ne perçois pas la doctrine comme quelque chose qui entrave ; l'orthodoxie, à mon sens, ne ferme pas les réponses, au contraire elle ouvre un grand espace. Il faut se méfier du préjugé doctrinaire contre les doctrines qui existe actuellement dans notre société.
En même temps, beaucoup de catholiques attendent des évolutions, sur les divorcés remariés, par exemple ?
Ça, c'est un autre sujet. Et ce n'est pas une question de doctrine, mais de discipline. Quand je dis discipline, il ne s'agit pas de punition, bien entendu, mais d'organisation de la vie d'un disciple. Il faut changer cette discipline. Quand il était archevêque de Buenos Aires, Jorge Bergoglio a témoigné de beaucoup de souplesse pour les divorcés remariés ; devenu pape, je pense qu'il réalisera l'ouverture sur ce point. Il y a beaucoup de questions qui n'ont rien à voir avec la doctrine, comme le mariage des prêtres, pour lesquelles nous avons besoin d'un débat ouvert afin de percevoir ce qui est le mieux. Le plus important pour François n'est pas ce que lui pense mais ce que l'Église décide.
Attitude assez jésuite...
Ou dominicaine. Il veut que la communauté décide, et ce mode de fonctionnement est très dominicain : l'autorité suprême de notre ordre, c'est le chapitre général. Vous savez ce qu'on dit de François ? Qu'il est un jésuite qui porte une robe de dominicain et souhaite être franciscain...
Beaucoup d'observateurs ont noté qu'il parlait, notamment à Lampedusa, comme un leader politique. Le discrédit du politique renforce-t-il son influence ?
Le pape touche les gens pas seulement par ce qu'il dit, mais par ce qu'il fait. Ses gestes sont puissants. Quand il lave les pieds de prisonniers, dont un musulman, le monde s'y intéresse. Quand il embrasse cet homme terriblement défiguré, le monde est surpris. À Lampedusa, il ne s'agissait pas seulement de mettre l'accent sur notre indifférence à la souffrance des migrants. Il a célébré une messe dans un petit bateau tout près de l'endroit où de nombreuses personnes avaient péri. Un tel geste a bien plus de puissance que beaucoup de mots ; il a éveillé la faim dans nos coeurs pour un monde plus juste et compassionnel.
Comment réagit l'homme de foi à la défiance vis-à-vis de la classe politique, et plus globalement de la classe dirigeante ?
Le grand travailliste anglais Tony Benn, qui vient de mourir, avait ce mot fameux : "Toute carrière politique s'achève dans l'échec. La mienne a terminé plus tôt que la plupart." De nos jours, les hommes politiques parlent comme des économistes. Tout est réduit à l'économie, et nous avons perdu un discours plus humain. Chaque politicien se voit comme un sauveur, et donc la mission est impossible à réaliser. Le pape a un avantage : pour lui, seul le Christ est sauveur ! François et tous les leaders religieux invitent à nous considérer comme des communautés d'hommes et de femmes, de riches et de pauvres liées ensemble dans une même destinée, et par la recherche du bien commun. Nos aspirations sont plus profondes que l'argent.
Vous qui voyagez beaucoup, observez-vous ce même rejet du politique partout dans le monde ?
Je voyage beaucoup, mais je ne séjourne que peu de temps dans un pays ou un continent, et mes impressions peuvent donc être superficielles. Mais je remarque que, dans le monde en développement - spécialement en Afrique, une partie de l'Amérique latine et de l'Asie -, les institutions occidentales comme la Banque mondiale ou le FMI font pression sur les nations pour qu'elles ne se perçoivent qu'en termes économiques, et ce faisant imposent des solutions qui sabotent le bien commun. Beaucoup de cultures ont préservé un sens du bien commun qui est en train d'être sapé par cette pression venue de l'Occident.
Vous vous présentez comme l' "ami des pécheurs". Quel est d'après vous le plus grand des péchés de notre époque ?
Le péché le plus typique de notre époque est la superficialité, qui n'impose que de petites satisfactions. Une grande part de notre culture contemporaine rend triviaux les désirs du coeur humain. Dans ma chambre d'hôtel à Los Angeles, d'où je reviens, en zappant sur une centaine de chaînes de télévision, je n'ai rien trouvé d'intéressant. C'est profondément déprimant ! Hannah Arendt a écrit sur la "banalité du mal", et notre époque, je pense, souffre du mal de la banalité. Le coeur et l'esprit humains sont faits pour saisir le sens de l'existence, assouvir notre soif de compréhension. En tant que chrétien, je crois que le but est de chercher dans l'amour infini ce qu'est Dieu. Une société qui anesthésie l'âme avec des petites satisfactions et des distractions triviales s'effondrera dans l'ennui.
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