Jésus a-t-il ri ?
De St Jean Chrysostome à Baudelaire en passant par Bossuet, il s’est trouvé au fil des siècles quelques auteurs pour considérer comme une évidence que Jésus n’ait jamais ri. Récemment encore, cette affirmation était reprise par le sinistre moine assassin Jorge de Burgos, dans le célèbre roman policier d’Umberto Eco porté au cinéma par Jean-Jacques Annaud.
A l’appui de cette thèse, on a souvent fait remarquer que, si l’évangile nous montre Jésus en train de pleurer (Jn 11/35), de manger (Lc 24/43), de boire (Jn 4/7), voire de dormir (Mc 4/38), nulle part on ne le voit rire. On a aussi parfois évoqué la malédiction des rieurs placée par l’évangéliste Luc sur les lèvres mêmes de Jésus (Lc 6/25). On a surtout pensé que le rire était incompatible avec la gravité des propos de Jésus et l’enjeu de sa mission.
Pour intéressantes qu’elles soient, ces observations méritent d’être relativisées.
Le fait que les évangiles ne mentionnent à aucun moment le rire de Jésus ne prouve pas que celui-ci n’ait jamais ri : d’une part, en effet, les évangiles ne nous rapportent que l’activité publique de Jésus au cours des trois dernières années de sa vie, à un moment où la tension et l’hostilité à son égard croissent au point d’entraîner sa mort (la situation ne porte donc pas franchement à rire !); d’autre part, les évangélistes disent explicitement qu’ils n’ont pas mis par écrit tout ce qu’ils ont vécu avec Jésus ou tout ce dont ils ont pu être témoins, mais seulement les paroles, faits et gestes de Jésus susceptibles, selon eux, de susciter ou conforter la foi de ses disciples (cf. Jn 20/30-31; Jn 21/25). On peut donc tout simplement penser que les éclats de rire ou simplement sourires de Jésus, enfant puis adulte, - tout comme la couleur de ses yeux et son aspect physique en général - ne revêtaient pas aux yeux des évangélistes ce caractère et qu’ils n’ont donc pas jugé utile de les consigner dans leurs écrits.
En raisonnant par l’absurde, on peut également faire remarquer que, si réellement Jésus et ses disciples étaient de sinistres convives, pourquoi les avoir invités, avec Marie, à cette noce de Cana dont parle l’évangile de Jean (cf. Jn 2/1-12) ? Un jour de fête, on évite la compagnie des raseurs et rabat-joie !
D’ailleurs, on accuse plutôt Jésus d’être « un ivrogne et un glouton »... ce qui laisse clairement entendre que son comportement tranche sur celui de son austère cousin Jean le Baptiste (cf. Mt 11/18-19) ! Un bien drôle ascète que ce Jésus !
Comme prédicateur, on peut également penser qu’il n’était pas trop ennuyeux, puisque, nous dit l’évangéliste Marc, « la foule nombreuse l’écoutait avec plaisir » (Mc 12/37).
La malédiction des rieurs mentionnée par St Luc est à bien comprendre et il serait malhonnête de la sortir de son contexte : ce qui est en cause ici, ce n’est pas le rire et la joie en tant que tels, mais ce qui peut, éventuellement, les motiver. La preuve en est donnée deux versets plus haut avec l’invitation, dans une toute autre perspective, à se réjouir et à bondir de joie (cf. Lc 6/23) ! Ajoutons qu’il serait assez paradoxal, pour prétendre dénier au Christ le droit d’avoir ri ou simplement même souri, de vouloir prendre appui sur l’évangéliste Luc, celui qui, avec Jean, mentionne le plus souvent la joie, celle des disciples (Lc 2/10; 10/17; 19/37,41), mais aussi celle de Jésus (cf. Jn 15/11; Jn 17/13) et de Dieu lui-même (cf. Lc 15/7) !
Quant à la prétendue incompatibilité entre le rire et la gravité des propos de Jésus ou l’enjeu de sa mission, elle reflète surtout nos présupposés anthropologiques et religieux... des présupposés que la révélation de Dieu en Jésus vient, de fait, radicalement contester.
Que dire, par exemple, de son premier « signe » dans l’évangile de Jean ? Le messie n’aurait-il donc rien de mieux à faire que de rattraper l’imprévoyance d’un jeune marié ? Guérir un lépreux ou ressusciter un mort, voilà bien, à nos yeux, une activité digne du Messie - même s’il faut pour cela enfreindre l’interdit du travail un jour de sabbat -; mais changer de l’eau en vin pour le simple plaisir des invités à la fin d’une noce de campagne, voilà qui ne fait pas très sérieux !
Même s’il ne faut évidemment pas réduire à un simple tour de passe-passe ce que St Jean présente comme le premier d’une série de signes messianiques, en le sortant notamment de son contexte hautement symbolique, force est bien de constater que Jésus nous révèle ici comme en bien d’autres occasions un Dieu qui n’est ni avare de ses dons (Jn 2/6-10; Jn 6/13) ni étranger à la joie des hommes (cf. Lc 2/10; Jn 15/11; Jn 16/22,24; Jn 17/13) !
Renchérissant sur l’épisode du jeune Jésus parmi les docteurs de la loi (Lc 2/40-47), les évangiles apocryphes et nombre de représentations de l’iconographie religieuse font de Jésus enfant un adulte en miniature... qui ne rit, ne joue ni ne s’esclaffe jamais comme le font d’ordinaire les enfants, mais qui arbore toujours un visage sévère et grave. On le voit : les mêmes qui dénient à Jésus une véritable enfance lui dénient, adulte, le moindre humour. Au fond, n’est-ce pas toujours la même vieille hérésie docète qui se manifeste ici ? N’est-ce pas en effet faire injure à l’humanité de Jésus que de lui dénier le droit au rire ? Si le rire est bien le propre de l’homme et si Jésus-Christ a réellement et pleinement assumé la nature humaine, notre foi ne nous incline-t-elle pas plutôt à penser que Jésus a dû bel et bien rire en certaines occasions et souvent sourire ?
Source: www.portstnicolas.org