Traité des Degrés de l’Orgueil..par Saint Bernard de Clairvaux* Comment reconnaître l’orgueil en nous et autour de nous?
Saint Bernard de Clairvaux
Le premier, degré de l’orgueil est la curiosité. Vous la reconnaîtrez à ces signes. Si vous voyez un moine dont jusqu’alors vous étiez parfaitement sûr, commencer, partout où il se trouve, debout, en marche ou assis, à tourner les yeux de côté et d’autre, à lever la tête et à avoir s l’oreille au guet, tenez pour certain que ces changements extérieurs sont le signe d’un changement intérieur ; car « l’homme qui se pervertit, fait des signes des yeux, frappe du pied et parle avec les doigts (Prov., VI, 12); » cette agitation inaccoutumée du corps est l’indice d’une maladie de l’âme qui débute et qui la rend moins circonspecte, insouciante de ce qui la concerne et curieuse, au contraire, de ce qui a rapport aux autres.
C’est donc à les faire paître que l’homme curieux s’occupe, pendant qu’il néglige de rechercher ce qu’il est dans son coeur, où il s’est laissé lui-même. Car je serais bien surpris, ô homme, que tu trouvasses le moyen de t’occuper d’autre chose, si tu veillais soigneusement ; sur toi. Écoute donc, ô curieux, ce que dit Salomon; insensé, prête l’oreille aux paroles du Sage : « Appliquez-vous, dit-il, avec tout le soin -possible, à la garde de votre coeur (Prov., IV, 23). »
C’est-à-dire, que tous vos sens veillent sur celui d’où coule la vie et le gardent. Où vas-tu donc, ô curieux, quand tu sors de toi et, pendant ce temps-là, à quel gardien te confies-tu? D’ailleurs comment oses-tu bien lever les yeux au ciel contre lequel tu as péché ? Regarde la terre pour apprendre à te connaître; elle te remettra en face de toi, car tu n’es que de la terre et tu retourneras à la terre.
En effet, quand un religieux se négligeant lui-même commence e à jeter un regard de curiosité sur les autres, il arrive qu’il porte les yeux te sur ses supérieurs et sur ses inférieurs et que, dans les uns il trouve matière à envie et dans les autres, matière à dédain : alors son esprit n comme aiguisé par la mobilité de ses yeux et dégagé d’ailleurs du poids de tout souci personnel, tantôt, par un mouvement d’orgueil, s’élève bien haut dans ses pensées et tantôt se laisse tomber bien bas, par un mouvement d’envie, en sorte que d’un côté il sèche misérablement de jalousie et de l’autre il sourit dans son orgueil à de puérils sentiments de grandeur; vain ici, mauvais là, il est partout orgueilleux ; car ce n’est que par amour de sa propre excellence qu’il ne peut voir sans douleur qu’il a des supérieurs, de même qu’il ne peut songer qu’il a des inférieurs sans en ressentir de la joie.
Or toutes ces vicissitudes de l’âme se trahissent par un langage aussi bref que mordant ou par des paroles aussi multipliées que vaines, et par des discours, tantôt mêlés de rires et tantôt mêlés de larmes, mais toujours déraisonnables. Maintenant vous pouvez comparer, si bon vous semble, ces deux degrés de l’orgueil aux deux degrés correspondants de l’humilité et vous verrez que, dans le dernier, c’est la curiosité et, dans l’avant-dernier, la légèreté qui se trouvent réprimées. Vous pourrez faire une remarque pareille à tous les autres degrés si vous les comparez entre eux.
Il restreint donc sa curiosité, du côté où elle ne peut lui montrer que son propre néant et l’excellence d’autrui, pour la reporter; tout entière dans le sens opposé, afin de noter avec soin en quoi il lui semble qu’il excelle lui-même sur les autres et de ne rien perdre de sa joie en ne voyant plus rien de ce qui l’afflige. De cette manière, son coeur qui avait commencé par être tour à tour en proie à la joie et à la tristesse, commence à ne plus éprouver qu’une sotte joie.
Or voici à quels signes vous la reconnaîtrez soit en vous soit dans les autres. Quiconque est arrivé à ce troisième degré de l’orgueil, ou ne se plaint plus jamais ou du moins ne se plaint que rarement, il est rare aussi qu’on lui voie verser des larmes. Si vous le considérez, vous serez porté à croire ou qu’il ne pense point à lui ou qu’il est purifié de, toutes ses fautes. Il y a de la bouffonnerie dans ses manières, l’enjouement brille sur son visage et la vanité éclate dans toute sa démarche; il plaisante volontiers, volontiers aussi il s’abandonne au rire ; cela se conçoit, car en même temps qu’il a effacé de sa mémoire le souvenir de tout ce qu’il y a en lui de méprisable et de triste, il a groupé sous les yeux de son âme tout le bien qu’il se connaît ou qu’il se suppose, attendu qu’il ne pense que ce qu’il lui plaît et se met peu en peine du reste, s’il le peut; enfin il ne peut plus ni retenir ses rires ni dissimuler sa sotte joie.
Telle on voit une vessie gonflée d’air, si on vient à y faire un petit trou et à la presser ensuite, se dégonfler en sifflant, parce que l’air, en s’échappant par une étroite ouverture, au lieu de se répandre tout à la fois, produit un bruit continu, ainsi voit-on un religieux, quand une fois il a rempli son coeur de pensées vaines et bouffonnes, comme du vent de la vanité que l’heure du silence ne lui permet plus de laisser échapper à pleine bouche, éclater enfin en rires à peine étouffés au fond de sa gorge; dans son embarras il se cache le visage, il se mord les lèvres, il serre les dents, mais le rire lui échappe malgré lui, et les éclats en retentissent, quelques efforts qu’il fasse pour les arrêter; en vais, place-t-il sa main devant sa bouche, le rire éclate par le nez.
Il faut donc ou qu’il parle ou qu’il éclate il est plein de paroles et son esprit est comme en travail pour enfanter toutes les pensées qu’il a conçues (Ibid. 18). Il a faim et soif de gens qui l’entendent, à qui il débite toutes ses vanités; devant qui il répande toutes ses pensées et à qui il dise ce qu’il est et ce qu’il vaut. L’occasion de parler lui est-elle offerte, si la conversation roule sur les lettres, on l’entend citer les anciens et les modernes, les jugements se succèdent sur ses lèvres, et les expressions ampoulées résonnent.
Il prévient les questions et répond même à ceux qui ne lui en font point; il fait la demande et la réponse et coupe la parole à son interlocuteur. Si la cloche donne le signal du silence, les minutes lui semblent des heures, et il demande la permission de continuer l’entretien après que le temps est passé, non point pour édifier, mais pour montrer son savoir. Il pourrait édifier mais ce n’est pas ce qu’il se propose; ce qu’il veut, ce n’est ni de vous apprendre quelque chose, ni de s’instruire lui-même auprès de vous de ce qu’il, ignore, mais c’est qu’on sache qu’il est savant.
Est-il question de la religion, aussitôt il vous cite des songes et des visions; il loue les jeûnes, recommande les veilles et fait par-dessus tout l’éloge de l’oraison: il disserté avec autant de talent que de vanité sur la patience, sur l’humilité et sur toutes les vertus; à l’entendre parler, on serait tenté de dire que chez lui « la bouche parle de l’abondance du coeur, et que l’homme de bien tire ces bonnes choses du bon trésor de son coeur (Luc, VI, 45 et Matth., VII, 44).»
Si l’entretien tourne au plaisant, alors il est intarissable, ce sujet est précisément son fort Si vous l’entendez, c’est un fleuve de vanités, un torrent de plaisanteries qui s’échappe de ses lèvres, au point que les esprits les plus graves ne peuvent s’empêcher de rire. Pour tout dire en un mot, reconnaissez la jactance à ce flux de paroles.
Aussi est-il plus satisfait de jeûner une seule fois quand personne ne jeûne due s’il jeûnait tout une semaine avec tout le monde. Il préfère une toute petite oraison faite en particulier, à la psalmodie d’une nuit tout entière. A dîner, il jette les yeux de tous côtés, et s’il aperçoit un religieux qui mange moins que lui, il est tout triste de se voir vaincu et se met aussitôt à se restreindre impitoyablement sur le nécessaire, car il craint plus encore de perdre quelque chose de sa gloire que d’endurer les souffrances de la faim. S’il voit quelqu’un plus maigre et plus pâle que lui, il se regarde comme n’étant plus rien et n’a plus de repos.
Comme il ne peut pas voir de ses propres yeux son juge, tel qu’il apparaît aux yeux des autres, il considère ses mains et ses bras, il se tâte les côtes il se palpe les épaules et les flancs, afin de juger de la pâleur du teint de son visage, selon qu’il trouve ses membres plus ou moins décharnés. Il se montre d’une grande exactitude pour toutes ses pratiques à lui, mais fort peu fervent pour celles de la règle.
Dans son lit il veille, mais il dort au choeur, et après avoir sommeillé toute la nuit pendant que les autres chantent les matines, on le voit rester seul en prière dans la chapelle lorsque tous les autres se reposent dans le cloître (a) après l’office. Cependant il crache, il tousse et pousse dans son coin des gémissements et des soupirs qui remplissent les oreilles de ceux qui se trouvent assis dehors.
Toute ces pratiques aussi singulières que vaines lui font une grande réputation parmi les plus simples qui approuvent volontiers ce qu’ils voient, sans discerner quel en est le principe, et qui l’égarent en témoignant qu’ils l’estiment bien heureux (Isa., III, 12).
Il croit tout ce qu’on lui dit, il loue tout ce qu’il fait et ne fait point attention où il va; il oublie l’intention qui le pousse, dès qu’il sent qu’il a frappé l’opinion, et, tandis que pour tout le reste il s’en rapporte plus à lui-même qu’aux autres, pour ce qui est lui au contraire il s’en rapporte plus aux autres qu’à soi, en sorte que ce n’est pas en paroles seulement ou par une simple ostentation qu’il préfère sa manière de pratiquer la vie religieuse, mais c’est du fond de l’âme qu’il la croit plus sainte que toutes les mitres, et toutes les louanges qu’il sait qu’on a.
On voit par là qu’il était d’usage de se reposer dans le cloître après le chant des matines. On lit dans la coutume de Cîteaux, chapitre LXXXIX, « Que ceux qui le voudront peuvent — pendant l’été — resté assis dans le cloître, tout le temps qui suit les nocturnes; » en hiver on passait le même temps dans la salle du Chapitre, selon le chapitre LXXIV.
Lui donne, bien loin de les attribuer à l’ignorance ou à la simple bienveillance de ceux qui les lui décernent, il a l’arrogance de les tenir pour effectivement méritées. Ainsi, après la singularité, c’est à l’arrogance que nous donnerons le sixième rang. Après l’arrogance vient la présomption qui est le septième degré de l’orgueil.
S’il ne se voit point promu au prieurat, quand le temps est venu pour lui d’aspirer à cette charge, il pense que son abbé lui est hostile ou qu’il a été trompé. Si on ne le charge que d’un médiocre emploi, il s’en offense mais le dédaigne, convaincu qu’il ne doit pas être employé à de si petites choses, quand il se sent capable des plus hautes fonctions.
Mais cet homme qu’on voit si empressé à s’ingérer en tout avec plus de présomption encore que de bon vouloir, ne peut certainement manquer de tomber dans quelque faute. Or, c’est au prélat à reprendre ceux qui manquent ; mais comment celui qui ne peut croire qu’il soit ou qu’on le regarde comme étant en faute, conviendra-t-il qu’il a failli en quoi que ce soit?
Aussi, quand on lui reproche quelque chose, ses torts au lieu de disparaître, augmentent; et alors, sous le coup d’une réprimande, si vous voyez que son coeur se laisse aller à des paroles de malice, soyez assuré qu’il est tombé au huitième degré de l’orgueil qui est la défense du péché.
Quelque répréhensibles que soient jugées ces sortes d’excuses, puisque le Prophète les appelle des paroles de malice, il est quelque chose de bien pire encore que la défense obstinée et opiniâtre d’une faute, c’en est l’aveu feint et orgueilleux. Il y a des personnes qui, lorsqu’elles s’entendent reprocher des choses par trop manifestes, comprennent que, si elles entreprennent de se justifier, elles ne réussissent point à se faire croire, ont recours à un moyen plus subtil de se tirer d’affaire, et répondent par un aveu plein de fourberie de leur faute: « Il en est en effet, est-il écrit, qui s’humilient malicieusement et dont le fond du coeur est plein de tromperie (Eccli., XIX, 23). »
Ils baissent les yeux, courbent la tête et font briller, s’ils le peuvent, une ou deux larmes ; leur voix est étouffée par les soupirs et leurs paroles sont entrecoupées par les sanglots; non-seulement ils ne trouvent point d’excuse pour la faute qu’oie leur reproche, mais encore ils se plaisent à en exagérer eux-mêmes la grandeur, afin que vous finissiez par douter de ce dont vous croyiez être sûr, en les entendant, de leur propre bouche, s’accuser de fautes impossibles ou à peine croyables.
Et en effet, on se met à douter de ce qu’on regardait comme certain, quand on voit quelqu’un s’accuser de fautes qu’on sait très-bien ne pas exister. Voilà comment, en affirmant une chose qu’ils ne veulent point être crue, ils trouvent le moyen d’excuser leur faute tout en l’avouant, et de la couvrir même en la découvrant.
Ils ont en apparence le mérite d’avouer ce qu’ils ont fait, mais l’iniquité se cache encore au fond de leur coeur ; aussi celui qui les entend, convaincu qu’ils reconnaissent leur faute plus encore par humilité que par respect pour la vérité, leur applique ce passage de l’Écriture « Le juste commence par s’accuser lui-même (Prov., XVIII, 17). »
Ils aiment mieux en effet, aux yeux des hommes; pécher contre la vérité que contre l’humilité, quoique, aux yeux de Dieu, ils pèchent à la fois contre l’une et contre l’autre. Mais si leur faute est si manifeste, qu’ils ne puissent la déguiser en aucune manière aux regards, ils prennent le ton, sinon les sentiments du repentir, pour effacer au moins la tache de leur faute, s’ils ne peuvent effacer la faute elle-même, en rachetant l’ignorance d’une transgression manifeste, par ce qu’il y a de beau à en faire publiquement l’aveu.
Il y a de la gloire à être humble; aussi l’orgueil même cherche-t-il à se couvrir du manteau de l’humilité pour échapper au mépris; mais la supercherie ne tarde point à être découverte par un supérieur, pour peu qu’il y ait excès dans cette orgueilleuse humilité, afin de mieux cacher la faute ou d’en éviter plus sûrement le châtiment; car de même que la fournaise éprouve les vases du potier, ainsi les tribulations font reconnaître les vrais pénitents.
Quiconque est véritablement pénitent, n’a point de répugnance pour les oeuvres de pénitence; il embrasse au contraire, avec patience et sans se plaindre au fond du coeur, tout ce qui lui est imposé pour sa faute dont il a regret. Bien plus, si, dans son obéissance, il se trouve en présence de choses pénibles ou même contraires, s’il est abreuvé d’injustices, il les souffre avec patience et sans se lasser, afin de pouvoir montrer qu’il sait se tenir sur le quatrième degré de l’humilité.
Au contraire celui dont l’aveu n’était qu’une feinte, au plus léger mépris, à la moindre épreuve un peu pénible ne peut plus feindre l’humilité plus longtemps ni dissimuler sa feinte davantage.
Il murmure, il se crispe, il s’irrite, et au lieu de se tenir sur le quatrième degré de l’humilité, il tombe manifestement au neuvième de l’orgueil, que, d’après la description que j’en ai donnée, on peut appeler avec raison un aveu qui n’est qu’une feinte. Quelle confusion pour l’orgueilleux, quand sa supercherie est découverte, la paix de son âme et sa gloire amoindrie, sans que sa faute soit effacée pour cela?
Il finit par être reconnu de tous et jugé par tous, et l’indignation est d’autant plus violente, alors qu’on découvre en même temps la fausseté de tout ce qu’on avait pensé d’abord de lui. C’est alors qu’un supérieur doit sévir avec d’autant plus de rigueur contre lui qu’il est plus sûr d’offenser davantage tout le monde s’il le ménage.
Si celui qui en est arrivé là n’est pas touché de la grâce de Dieu (or ceux qui sont dans cet état en sont bien difficilement touchés), de façon à se soumettre en silence au jugement que tout le monde porte de lui, il ne tarde point à devenir effronté et impudent, et à tomber par la rébellion, d’autant plus fâcheusement au dixième degré de l’orgueil, qu’il y tombe d’une manière tout à fait désespérée. Alors celui qui s’était contenté dans son arrogance de mépriser ses frères en secret, se mettant en révolte ouverte, méprise son supérieur même.
Or il faut savoir que tous les degrés de l’orgueil, que j’ai comptés au nombre de douze, peuvent se réduire à trois seulement. Les six premiers comprennent le mépris de nos frères; les quatre suivants, le mépris de nos supérieurs, et les deux derniers, le mépris de Dieu. Il faut remarquer aussi que ces deux derniers degrés de l’orgueil qui se trouvent être, en remontant, les deux premiers de l’humilité, doivent être gravis hors de la profession religieuse, de même qu’ils ne peuvent être descendus tant qu’on demeure encore dans l’ordre.
Qu’il faille les avoir montés, avant d’avoir fait profession, cela résulte clairement de la manière dont il est parlé du troisième degré de l’humilité dans la règle. « Le troisième degré de l’humilité, y est-il dit, consiste à se soumettre en toute obéissance à son supérieur par amour pour Dieu (Reg. S. Bened., VII, 31). » Si donc on place au troisième degré l’obéissance qui, comme tout le monde le sait, n’oblige le novice que du moment qu’il est entré dans la communauté, il s’ensuit évidemment qu’il est censé avoir déjà gravi les deux premiers degrés de l’humilité.
Au contraire, dès qu’un religieux dédaigne de conserver 1a paix avec ses frères et méprise le jugement de son supérieur, que fait-il dans son monastère autre chose que d’y causer du scandale ?
On peut appeler le onzième degré, la liberté de pécher; en effet le religieux que ni la crainte d’un supérieur qui le voit, ni le respect de ses frères, ne retiennent plus, goûte le plaisir de faire sa volonté, d’autant plus complètement qu’il le fait en plus grande sécurité, chose que la crainte et le respect ne lui permettaient pas de faire quand il était dans le cloître.
Toutefois, s’il ne craint plus ni ses frères ni ses supérieurs, il n’en est pas encore arrivé tout à fait au point de ne plus avoir même la crainte de Dieu. En effet, sa raison qui murmure encore tout bas, rappelle cette crainte à sa volonté et ne lui permet pas, dans le commencement, de faire le mal sans quelque hésitation; semblable à ceux qui traversent une rivière à gué, il ne s’avance que pas à pas, et ne court point encore dans les sentiers du mal.
Alors on le voit user indifféremment des choses défendues comme de celles qui sont permises, et ne plus interdire à son esprit, à ses mains et à ses pieds les pensées, les actions ou les démarches mauvaises. Tout ce que désire son coeur et tout ce qui lui vient à la bouche ou se trouve à la portée de sa main, il le projette, le dit et le fait, car sa volonté est adonnée au mal, ses lèvres ne s’ouvrent qu’au mal et ses mains ne font que le mal.
De même que le juste, après avoir gravi tous les degrés de l’humilité, court dans les sentiers de la vie, d’un coeur dégagé et sans éprouver de fatigue parce qu’il a contracté l’habitude du bien, ainsi le pécheur, quand il les a descendus, ayant cessé, par l’habitude du mal, de suivre la raison pour guide, et ne se trouvant plus retenu par le frein de la crainte de Dieu, s’avance d’un pas rapide et assuré vers la mort.
Ceux qui sont au milieu des degrés se fatiguent et sont dans de grandes angoisses; et soit qu’ils descendent, soit qu’ils montent; tantôt ils sont tourmentés par la crainte de l’enfer et tantôt retardés par la force de l’habitude.
Il n’y a que ceux qui se trouvent au haut on au bas qui courent sans obstacle et sans fatigue, l’un à la vie, l’autre à la mort, le premier avec joie et le second avec entraînement celui-là est rendu allègre par la charité et celui-ci par la passion; mais s’ils ne ressentent ni l’un ni l’autre la peine et la fatigue, le premier le doit à l’amour et le second à l’endurcissement.
Dans l’un c’est la charité parfaite et dans l’autre c’est l’iniquité consommée qui détruit toute crainte; si le premier est en sécurité, c’est parce qu’il voit clair, tandis que la sécurité de l’autre ne vient que de son aveuglement. Aussi peut-on appeler le douzième degré, l’habitude de pécher qui fait perdre la crainte de Dieu et nous le fait mépriser lui-même.
Qu’est-ce à dire? Reste-t-il quelque ombre d’espérance à celui pour qui il n’y a plus lieu de prier? Écoutez une âme qui avait la foi, qui avait même encore quelque espérance et qui pourtant avait cessé de prier : « Seigneur, dit-elle, si vous aviez été ici, mon frère ne serait point mort (Joan., XI, 21). » La foi de cette femme était grande, puisqu’elle croyait que le Seigneur aurait pu arrêter la mort par sa seule présence s’il eût été là.
Mais après que la mort a frappé son frère, que dit-elle? Il s’en faut bien qu’elle doute que celui qui aurait pu l’empêcher de mourir puisse le rendre à la vie, maintenant qu’il n’est plus; en effet, elle continue en ces termes : «Mais je sais que, présentement même, Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez (Ibid., 22). » Puis, lorsque Jésus lui demande où l’on a déposé son frère, elle lui répond : «Venez et voyez (Ibid., 34). » Pourquoi cela? O Marthe, vous nous donnez de grandes preuves de votre foi, mais pourquoi avec une telle foi, manquez-vous de confiance?
« Venez, dites-vous, et voyez. » Si vous n’avez point perdu tout espoir, pourquoi ne l’accompagnez-vous point et ne lui dites-vous point : Ressuscitez-le ? Si, au contraire, vous n’en avez plus, pourquoi tourmentez-vous inutilement le Maître? Est-ce que par hasard la foi pourrait obtenir ce que la prière n’a point osé demander? Et quand le Maître s’approche du cadavre de votre frère, vous l’arrêtez en lui disant : « Seigneur, il sent mauvais à présent, car il y a déjà quatre jours qu’il est mort (Ibid., 39). »
Est-ce feinte, est-ce désespoir, quand vous parlez ainsi ? Nous voyons ainsi le Seigneur après sa résurrection feindre d’aller plus loin au moment même où il voulait rester avec ses disciples (Luc., XXIV, 28). O saintes femmes, pieuses amies du Christ, si vous aimez votre frère, pourquoi ne faites-vous point appel à la bonté de celui dont l’amitié et la puissance ne peuvent faire un doute pour vous? Elles me répondent : En feignant de ne point prier, nous prions mieux, et en feignant de n’avoir plus d’espérance, nous espérons avec plus de sécurité. Nous montrons notre foi et nous faisons connaître les dispositions de notre coeur, et celui qui n’a pas besoin qu’on lui parle, pour savoir ce qu’on pense, les connaît parfaitement.
Certainement nous n’ignorons point qu’il peut tout, mais si un miracle si grand, si nouveau, si inouï n’est pas au-dessus de ses forces, il dépasse pourtant de beaucoup nos humbles mérites. Il nous suffit d’avoir donné à sa puissance l’occasion de se montrer et à son amitié celle de se faire jour; nous préférons maintenant attendre patiemment ce qu’il lui plaira de faire plutôt que d’être assez indiscrètes pour lui demander une chose que peut-être il ne veut point faire.
Il se peut enfin que notre réserve supplée à ce qui manque à nos mérites. De même, je vois bien que saint Pierre, après sa chute, a versé des larmes, mais je ne sache pas qu’il ait proféré une seule prière, et pourtant je ne doute pas qu’elle lui ait été pardonnée.
Apprenez aussi, à l’exemple de la Mère du Seigneur, à avoir une grande foi dans les miracles, tout en conservant une grande réserve jusque dans cette grande foi. Apprenez à son école à parer la foi de réserve, et à réprimer la présomption. «Ils n’ont plus de vin (Joan., II, 3),) » dit-elle; comme sa prière est courte! Quelle réserve, quand elle suggère à son Fils les pensées que sa pieuse sollicitude lui inspire !
Aussi, pour que vous sachiez bien qu’en cette circonstance elle gémit plutôt avec bonté qu’elle ne demande avec présomption, la réserve, tempérant de son ombre la pieuse ardeur qui l’anime, supprime par déférence la confiance qu’elle avait dans la prière; aussi n’est-ce point le front haut et en présence de tout le monde qu’elle élève la voix et qu’elle dit avec une sorte d’audace: Je vous en prie, mon fils, le vin manque, les convives sont contristés et l’époux est couvert de confusion, montrez ce que vous pouvez faire. Au contraire, quoique son coeur soit plein de ces sentiments et peut-être de beaucoup d’autres encore, et qu’ils ne demandent qu’à éclater, cependant c’est en particulier que cette femme pieuse invoque la puissance de Jésus et que cette mère s’adresse à son fils; elle se garde bien de vouloir mettre sa puissance à l’épreuve, elle se contente de rechercher quelles sont ses intentions. « Ils n’ont plus de vin, » dit-elle; quoi de plus réservé? Quoi de plus confiant? La confiance ne manquait point à sa pitié; la gravité ne faisait point défaut à sa parole, aussi ses voeux ne furent point inutiles.
Si donc, cette mère oublie qu’elle est mère et n’ose demander le miracle du vin, de quel front, moi, qui ne suis qu’un esclave et l’esclave très-honoré du Fils et de la Mère, oserais-je me permettre de prier pour obtenir la résurrection d’un homme qui est mort depuis quatre jours?
Il y a aussi dans l’Évangile deux aveugles, dont l’un recouvra la vue qu’il avait perdue, et l’autre la reçut, car il n’en avait point joui auparavant; le premier était devenu aveugle et le second l’était dès sa naissance. Or, celui qui avait perdu la vue mérita, par ses cris lamentables et extraordinaires, que le Seigneur eût pitié de lui; mais l’aveugle-né fut de la part de son illuminateur l’objet d’une compassion d’autant plus grande et plus admirable qu’il n’avait fait entendre aucune prière pour l’exciter. Aussi lui fut-il dit, et non pas à l’autre: «Votre foi vous a sauvé (Luc., XVIII, 42). »
Je vois également que le Seigneur ressuscita deux morts peu de temps après qu’ils eurent rendu le dernier soupir, et que pour le troisième il y avait déjà quatre jours qu’il était mort quand il le rappela à la vie, mais il n’y a que la fille du prince de la synagogue qu’il ressuscita à la prière de son père, quand elle était encore sur son lit de mort, tandis qu’il rendit les deux autres à la vie, par un mouvement inespéré de compassion de sa part.
De même s’il arrive, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’un de nos frères meure, non de la mort du corps, mais de celle de l’âme, tant qu’il sera encore parmi nous, je frapperai pour lui à la porte du ciel, tant par mes prières, quelque grand pécheur que je sois, que par celles de tous mes frères, et s’il revient à la vie, nous aurons sauvé un frère.
Mais si je ne mérite point d’être exaucé, du moment qu’il ne pourra plus supporter la présence des vivants, ou que les vivants ne pourront plus le souffrir parmi eux, je ferai toujours entendre avec foi mes gémissements, mais je ne pourrai plus prier pour lui avec la même confiance. Je n’oserai pas me permettre de dire hautement: Seigneur, venez, ressuscitez notre mort; mais le coeur toujours suspendu entre la crainte et l’espérance, je ne cesserai de crier intérieurement: peut-être, oui, peut-être bien arrivera-t-il que le Seigneur écoutera le voeu des pauvres et que son oreille entendra la disposition de leur coeur: « Peut-être ferez-vous un miracle à l’égard des morts, ou les médecins les rendront-ils à la vie, afin qu’ils chantent vos louanges (Psalm. LXXXVII, 11), » et, à propos des morts de quatre jours, je dirai: « Quelqu’un racontera-t-il dans le sépulcre votre miséricorde, ô mon Dieu, et parlera-t-il de votre vérité dans le tombeau (Ibidem,12)?»
Cependant le Sauveur peut, s’il le veut, nous secourir à l’improviste, contre toute attente et, touché des larmes de ceux qui portent leur mort en terre, sinon de leurs prières, rendre ce mort aux vivants ou même rappeler du milieu des morts celui qui déjà est enfermé dans son sépulcre.
Or, je regarde comme mort celui qui étant tombé au huitième degré de l’orgueil justifie son péché, attendu qu’il est dit: «La confession ne peut venir d’un mort, car il est comme s’il n’était pas (Eccli., XVII, 26). » Au dixième degré, qui est le troisième en comptant du huitième, déjà le mort est porté dans la liberté de pécher, puisqu’il est expulsé du monastère; a-t-il passé le quatrième degré, à partir du huitième, on peut dire alors qu’il est mort depuis quatre jours, puisqu’il est tombé dans le cinquième degré où il est enseveli dans l’habitude du péché.
Toutefois, gardons-nous bien de cesser de prier pour lui au fond de nos cœurs, si nous n’osons plus le faire ouvertement, car nous voyons saint Paul pleurer sur ceux là-mêmes qu’il savait impénitents (II Corinth., XII, 21). Je veux bien qu’ils s’excluent eux-mêmes de nos prières; ils ne peuvent pourtant point être entièrement exclus de notre coeur,
Mais pour eux, ils répondront du péril auquel ils s’exposent, en se mettant dans le cas que l’Église n’ose plus prier ouvertement pour eux, quand elle prie avec confiance pour les Juifs mêmes, pour les hérétiques et pour les païens, car si le jour du vendredi saint il est fait une prière nommément pour toute espèce de pécheurs, il n’en est pourtant fait aucune pour les excommuniés.
Peut-être, frère Geoffroy, en voyant que j’ai décrit les degrés de l’orgueil, au lieu de ceux de l’humilité, direz-vous que j’ai fait autre chose que ce que vous attendiez de moi et que je vous avais promis. A cela je répondrai que je ne puis vous enseigner que ce que j’ai appris et qu’il ne me semblait pas qu’il m’appartînt de vous décrire les degrés ascendants, quand je sais beaucoup mieux descendre que monter.
Que saint Benoît vous propose les degrés de l’humilité tels qu’il les a disposés dans son coeur, moi je ne puis vous proposer que ceux que j’ai dans le mien et qui tous sont descendants. Toutefois, si vous y faites attention, vous verrez que je parle en même temps de ceux qui montent.
En effet, si en allant à Rome vous rencontrez un homme qui en revient et que vous lui demandiez la route qui y mène, pourra-t-il vous en enseigner une meilleure que celle par laquelle il en vient? En vous disant par quels châteaux, quelles villas, quelles villes, quels fleuves et quelles montagnes il a passé, il vous indique en même temps le chemin qu’il a parcouru et celui que vous devez suivre à votre tour, en sorte que vous devrez, en allant à Rome, passer par les mêmes endroits qu’il a traversés pour en venir.
Ainsi, peut-être, dans mes degrés descendants trouverez-vous les degrés ascendants que vous reconnaîtrez en les gravissant, beaucoup mieux dans votre coeur que dans mon écrit. Ainsi soit-il.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/index.htm
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Traité des Degrés de l’Orgueil
Les Douze degrés de l’Orgueil
Note Myriamir: Même si cet enseignement, semble concerné les moines, ou autre religieux qui Prenez note que..Cet enseignement est pour tous le monde..!! Dieu veut des SAINTS !!!
Le premier degré de l’orgueil est La Curiosité
Le premier, degré de l’orgueil est la curiosité. Vous la reconnaîtrez à ces signes. Si vous voyez un moine dont jusqu’alors vous étiez parfaitement sûr, commencer, partout où il se trouve, debout, en marche ou assis, à tourner les yeux de côté et d’autre, à lever la tête et à avoir s l’oreille au guet, tenez pour certain que ces changements extérieurs sont le signe d’un changement intérieur ; car « l’homme qui se pervertit, fait des signes des yeux, frappe du pied et parle avec les doigts (Prov., VI, 12); » cette agitation inaccoutumée du corps est l’indice d’une maladie de l’âme qui débute et qui la rend moins circonspecte, insouciante de ce qui la concerne et curieuse, au contraire, de ce qui a rapport aux autres.
Comme elle ne se tonnait plus elle-même, elle est poussée dehors pour paître les chevreaux, c’est-à-dire les yeux et les, oreilles, car chevreaux est synonyme de péchés.
Or, de même que la mort est entrée dans le monde par le péché, ainsi entre-t-elle dans l’âme par ces deux ouvertures.C’est donc à les faire paître que l’homme curieux s’occupe, pendant qu’il néglige de rechercher ce qu’il est dans son coeur, où il s’est laissé lui-même. Car je serais bien surpris, ô homme, que tu trouvasses le moyen de t’occuper d’autre chose, si tu veillais soigneusement ; sur toi. Écoute donc, ô curieux, ce que dit Salomon; insensé, prête l’oreille aux paroles du Sage : « Appliquez-vous, dit-il, avec tout le soin -possible, à la garde de votre coeur (Prov., IV, 23). »
C’est-à-dire, que tous vos sens veillent sur celui d’où coule la vie et le gardent. Où vas-tu donc, ô curieux, quand tu sors de toi et, pendant ce temps-là, à quel gardien te confies-tu? D’ailleurs comment oses-tu bien lever les yeux au ciel contre lequel tu as péché ? Regarde la terre pour apprendre à te connaître; elle te remettra en face de toi, car tu n’es que de la terre et tu retourneras à la terre.
Second degré de l’orgueil, La Légèreté D’esprit.
En effet, quand un religieux se négligeant lui-même commence e à jeter un regard de curiosité sur les autres, il arrive qu’il porte les yeux te sur ses supérieurs et sur ses inférieurs et que, dans les uns il trouve matière à envie et dans les autres, matière à dédain : alors son esprit n comme aiguisé par la mobilité de ses yeux et dégagé d’ailleurs du poids de tout souci personnel, tantôt, par un mouvement d’orgueil, s’élève bien haut dans ses pensées et tantôt se laisse tomber bien bas, par un mouvement d’envie, en sorte que d’un côté il sèche misérablement de jalousie et de l’autre il sourit dans son orgueil à de puérils sentiments de grandeur; vain ici, mauvais là, il est partout orgueilleux ; car ce n’est que par amour de sa propre excellence qu’il ne peut voir sans douleur qu’il a des supérieurs, de même qu’il ne peut songer qu’il a des inférieurs sans en ressentir de la joie.
Or toutes ces vicissitudes de l’âme se trahissent par un langage aussi bref que mordant ou par des paroles aussi multipliées que vaines, et par des discours, tantôt mêlés de rires et tantôt mêlés de larmes, mais toujours déraisonnables. Maintenant vous pouvez comparer, si bon vous semble, ces deux degrés de l’orgueil aux deux degrés correspondants de l’humilité et vous verrez que, dans le dernier, c’est la curiosité et, dans l’avant-dernier, la légèreté qui se trouvent réprimées. Vous pourrez faire une remarque pareille à tous les autres degrés si vous les comparez entre eux.
Mais revenons au troisième degré de l’orgueil non en le descendant, mais en le faisant connaître.
Troisième degré de l’orgueil, La Sotte Joie.
C’est le propre de l’orgueil de se porter avec ardeur vers les choses gaies et de fuir les tristes, ainsi que l’Ecclésiaste en fait la remarque en ces termes: « Le coeur des insensés est où se trouve la joie (Eccles., VII, 5). » Aussi le religieux qui a descendu déjà les deux premiers degrés de l’orgueil et qui se trouve arrivé par la curiosité à la légèreté d’esprit, voyant que la joie après laquelle il soupire, est souvent troublée par la tristesse qu’il ressent à la vue du bonheur des autres, ne peut plus supporter sa propre humiliation et cherche les adoucissements d’une trompeuse consolation.Il restreint donc sa curiosité, du côté où elle ne peut lui montrer que son propre néant et l’excellence d’autrui, pour la reporter; tout entière dans le sens opposé, afin de noter avec soin en quoi il lui semble qu’il excelle lui-même sur les autres et de ne rien perdre de sa joie en ne voyant plus rien de ce qui l’afflige. De cette manière, son coeur qui avait commencé par être tour à tour en proie à la joie et à la tristesse, commence à ne plus éprouver qu’une sotte joie.
Or voici à quels signes vous la reconnaîtrez soit en vous soit dans les autres. Quiconque est arrivé à ce troisième degré de l’orgueil, ou ne se plaint plus jamais ou du moins ne se plaint que rarement, il est rare aussi qu’on lui voie verser des larmes. Si vous le considérez, vous serez porté à croire ou qu’il ne pense point à lui ou qu’il est purifié de, toutes ses fautes. Il y a de la bouffonnerie dans ses manières, l’enjouement brille sur son visage et la vanité éclate dans toute sa démarche; il plaisante volontiers, volontiers aussi il s’abandonne au rire ; cela se conçoit, car en même temps qu’il a effacé de sa mémoire le souvenir de tout ce qu’il y a en lui de méprisable et de triste, il a groupé sous les yeux de son âme tout le bien qu’il se connaît ou qu’il se suppose, attendu qu’il ne pense que ce qu’il lui plaît et se met peu en peine du reste, s’il le peut; enfin il ne peut plus ni retenir ses rires ni dissimuler sa sotte joie.
Telle on voit une vessie gonflée d’air, si on vient à y faire un petit trou et à la presser ensuite, se dégonfler en sifflant, parce que l’air, en s’échappant par une étroite ouverture, au lieu de se répandre tout à la fois, produit un bruit continu, ainsi voit-on un religieux, quand une fois il a rempli son coeur de pensées vaines et bouffonnes, comme du vent de la vanité que l’heure du silence ne lui permet plus de laisser échapper à pleine bouche, éclater enfin en rires à peine étouffés au fond de sa gorge; dans son embarras il se cache le visage, il se mord les lèvres, il serre les dents, mais le rire lui échappe malgré lui, et les éclats en retentissent, quelques efforts qu’il fasse pour les arrêter; en vais, place-t-il sa main devant sa bouche, le rire éclate par le nez.
Quatrième degré de l’orgueil, La Jactance.( Attitude arrogante d’une personne imbue d’elle-même, qui cherche à se faire valoir par un ton et des propos suffisants)
Mais quand la vanité a commencé à grandir et la vessie à se gonfler davantage, il faut à l’air un trop plus large, une plus grande ouverture pour s’échapper, autrement la vessie éclaterait. Ainsi en est-il du religieux qui surabonde d’une sotte joie; s’il ne peut laisser un libre cours au besoin qu’il a de rire, ou témoigner sa gaieté par ses manières, il s’écrie avec Eliu : « Ma poitrine est comme remplie de vin nouveau qui n’a point d’air et qui fait rompre les vaisseaux où on le renferme (Job, XXXII, 19). » Il faut donc ou qu’il parle ou qu’il éclate il est plein de paroles et son esprit est comme en travail pour enfanter toutes les pensées qu’il a conçues (Ibid. 18). Il a faim et soif de gens qui l’entendent, à qui il débite toutes ses vanités; devant qui il répande toutes ses pensées et à qui il dise ce qu’il est et ce qu’il vaut. L’occasion de parler lui est-elle offerte, si la conversation roule sur les lettres, on l’entend citer les anciens et les modernes, les jugements se succèdent sur ses lèvres, et les expressions ampoulées résonnent.
Il prévient les questions et répond même à ceux qui ne lui en font point; il fait la demande et la réponse et coupe la parole à son interlocuteur. Si la cloche donne le signal du silence, les minutes lui semblent des heures, et il demande la permission de continuer l’entretien après que le temps est passé, non point pour édifier, mais pour montrer son savoir. Il pourrait édifier mais ce n’est pas ce qu’il se propose; ce qu’il veut, ce n’est ni de vous apprendre quelque chose, ni de s’instruire lui-même auprès de vous de ce qu’il, ignore, mais c’est qu’on sache qu’il est savant.
Est-il question de la religion, aussitôt il vous cite des songes et des visions; il loue les jeûnes, recommande les veilles et fait par-dessus tout l’éloge de l’oraison: il disserté avec autant de talent que de vanité sur la patience, sur l’humilité et sur toutes les vertus; à l’entendre parler, on serait tenté de dire que chez lui « la bouche parle de l’abondance du coeur, et que l’homme de bien tire ces bonnes choses du bon trésor de son coeur (Luc, VI, 45 et Matth., VII, 44).»
Si l’entretien tourne au plaisant, alors il est intarissable, ce sujet est précisément son fort Si vous l’entendez, c’est un fleuve de vanités, un torrent de plaisanteries qui s’échappe de ses lèvres, au point que les esprits les plus graves ne peuvent s’empêcher de rire. Pour tout dire en un mot, reconnaissez la jactance à ce flux de paroles.
Je vous ai décrit et nommé le quatrième degré de l’orgueil, évitez-le, mais rappelez-vous-en le nom. Venons-en maintenant, mais avec la même précaution, au cinquième degré que j’appelle la singularité.
Cinquième degré de l’orgueil, La Singularité.
Celui qui s’élève avec jactance au-dessus des autres, rougirait de ne pas faire quelque chose de plus que ses frères afin de paraître plus qu’eux. Aussi, n’est-ce pas assez pour lui de ce que la règle commune du monastère, ou les exemples des anciens lui prescrivent; ce n’est pas toutefois qu’il travaille à être meilleur que les autres; il veut le paraître et si son ambition ne va point jusqu’à mener effectivement une vie plus sainte, il veut vivre du moins de manière à pouvoir dires : « Je ne suis pas comme le reste des hommes. »Aussi est-il plus satisfait de jeûner une seule fois quand personne ne jeûne due s’il jeûnait tout une semaine avec tout le monde. Il préfère une toute petite oraison faite en particulier, à la psalmodie d’une nuit tout entière. A dîner, il jette les yeux de tous côtés, et s’il aperçoit un religieux qui mange moins que lui, il est tout triste de se voir vaincu et se met aussitôt à se restreindre impitoyablement sur le nécessaire, car il craint plus encore de perdre quelque chose de sa gloire que d’endurer les souffrances de la faim. S’il voit quelqu’un plus maigre et plus pâle que lui, il se regarde comme n’étant plus rien et n’a plus de repos.
Comme il ne peut pas voir de ses propres yeux son juge, tel qu’il apparaît aux yeux des autres, il considère ses mains et ses bras, il se tâte les côtes il se palpe les épaules et les flancs, afin de juger de la pâleur du teint de son visage, selon qu’il trouve ses membres plus ou moins décharnés. Il se montre d’une grande exactitude pour toutes ses pratiques à lui, mais fort peu fervent pour celles de la règle.
Dans son lit il veille, mais il dort au choeur, et après avoir sommeillé toute la nuit pendant que les autres chantent les matines, on le voit rester seul en prière dans la chapelle lorsque tous les autres se reposent dans le cloître (a) après l’office. Cependant il crache, il tousse et pousse dans son coin des gémissements et des soupirs qui remplissent les oreilles de ceux qui se trouvent assis dehors.
Toute ces pratiques aussi singulières que vaines lui font une grande réputation parmi les plus simples qui approuvent volontiers ce qu’ils voient, sans discerner quel en est le principe, et qui l’égarent en témoignant qu’ils l’estiment bien heureux (Isa., III, 12).
Sixième degré de l’orgueil, L‘Arrogance.
Il croit tout ce qu’on lui dit, il loue tout ce qu’il fait et ne fait point attention où il va; il oublie l’intention qui le pousse, dès qu’il sent qu’il a frappé l’opinion, et, tandis que pour tout le reste il s’en rapporte plus à lui-même qu’aux autres, pour ce qui est lui au contraire il s’en rapporte plus aux autres qu’à soi, en sorte que ce n’est pas en paroles seulement ou par une simple ostentation qu’il préfère sa manière de pratiquer la vie religieuse, mais c’est du fond de l’âme qu’il la croit plus sainte que toutes les mitres, et toutes les louanges qu’il sait qu’on a.
On voit par là qu’il était d’usage de se reposer dans le cloître après le chant des matines. On lit dans la coutume de Cîteaux, chapitre LXXXIX, « Que ceux qui le voudront peuvent — pendant l’été — resté assis dans le cloître, tout le temps qui suit les nocturnes; » en hiver on passait le même temps dans la salle du Chapitre, selon le chapitre LXXIV.
Lui donne, bien loin de les attribuer à l’ignorance ou à la simple bienveillance de ceux qui les lui décernent, il a l’arrogance de les tenir pour effectivement méritées. Ainsi, après la singularité, c’est à l’arrogance que nous donnerons le sixième rang. Après l’arrogance vient la présomption qui est le septième degré de l’orgueil.
Septième degré de l’orgueil, La Présomption.
En effet, comment celui qui pense l’emporter sur tout le monde, ne présumerait-il pas plus de lui que des autres? Il s’assied au premier rang dans les réunions, répond le premier dans les conseils, se présente sans être appelé, et s’ingère là où il n’a pas besoin de se mêler; il remet en ordre ce qui est déjà rangé et refait ce qui est fait, car il ne tient pour bien rangé et bien fait que ce qu’il a rangé et fait lui-même. Il juge les juges eux-mêmes et prévient leur jugement.S’il ne se voit point promu au prieurat, quand le temps est venu pour lui d’aspirer à cette charge, il pense que son abbé lui est hostile ou qu’il a été trompé. Si on ne le charge que d’un médiocre emploi, il s’en offense mais le dédaigne, convaincu qu’il ne doit pas être employé à de si petites choses, quand il se sent capable des plus hautes fonctions.
Mais cet homme qu’on voit si empressé à s’ingérer en tout avec plus de présomption encore que de bon vouloir, ne peut certainement manquer de tomber dans quelque faute. Or, c’est au prélat à reprendre ceux qui manquent ; mais comment celui qui ne peut croire qu’il soit ou qu’on le regarde comme étant en faute, conviendra-t-il qu’il a failli en quoi que ce soit?
Aussi, quand on lui reproche quelque chose, ses torts au lieu de disparaître, augmentent; et alors, sous le coup d’une réprimande, si vous voyez que son coeur se laisse aller à des paroles de malice, soyez assuré qu’il est tombé au huitième degré de l’orgueil qui est la défense du péché.
Neuvième degré de l’orgueil; Un Aveu Qui N’est Qu’une Feinte.
Ils baissent les yeux, courbent la tête et font briller, s’ils le peuvent, une ou deux larmes ; leur voix est étouffée par les soupirs et leurs paroles sont entrecoupées par les sanglots; non-seulement ils ne trouvent point d’excuse pour la faute qu’oie leur reproche, mais encore ils se plaisent à en exagérer eux-mêmes la grandeur, afin que vous finissiez par douter de ce dont vous croyiez être sûr, en les entendant, de leur propre bouche, s’accuser de fautes impossibles ou à peine croyables.
Et en effet, on se met à douter de ce qu’on regardait comme certain, quand on voit quelqu’un s’accuser de fautes qu’on sait très-bien ne pas exister. Voilà comment, en affirmant une chose qu’ils ne veulent point être crue, ils trouvent le moyen d’excuser leur faute tout en l’avouant, et de la couvrir même en la découvrant.
Ils ont en apparence le mérite d’avouer ce qu’ils ont fait, mais l’iniquité se cache encore au fond de leur coeur ; aussi celui qui les entend, convaincu qu’ils reconnaissent leur faute plus encore par humilité que par respect pour la vérité, leur applique ce passage de l’Écriture « Le juste commence par s’accuser lui-même (Prov., XVIII, 17). »
Ils aiment mieux en effet, aux yeux des hommes; pécher contre la vérité que contre l’humilité, quoique, aux yeux de Dieu, ils pèchent à la fois contre l’une et contre l’autre. Mais si leur faute est si manifeste, qu’ils ne puissent la déguiser en aucune manière aux regards, ils prennent le ton, sinon les sentiments du repentir, pour effacer au moins la tache de leur faute, s’ils ne peuvent effacer la faute elle-même, en rachetant l’ignorance d’une transgression manifeste, par ce qu’il y a de beau à en faire publiquement l’aveu.
Il y a de la gloire à être humble; aussi l’orgueil même cherche-t-il à se couvrir du manteau de l’humilité pour échapper au mépris; mais la supercherie ne tarde point à être découverte par un supérieur, pour peu qu’il y ait excès dans cette orgueilleuse humilité, afin de mieux cacher la faute ou d’en éviter plus sûrement le châtiment; car de même que la fournaise éprouve les vases du potier, ainsi les tribulations font reconnaître les vrais pénitents.
Quiconque est véritablement pénitent, n’a point de répugnance pour les oeuvres de pénitence; il embrasse au contraire, avec patience et sans se plaindre au fond du coeur, tout ce qui lui est imposé pour sa faute dont il a regret. Bien plus, si, dans son obéissance, il se trouve en présence de choses pénibles ou même contraires, s’il est abreuvé d’injustices, il les souffre avec patience et sans se lasser, afin de pouvoir montrer qu’il sait se tenir sur le quatrième degré de l’humilité.
Au contraire celui dont l’aveu n’était qu’une feinte, au plus léger mépris, à la moindre épreuve un peu pénible ne peut plus feindre l’humilité plus longtemps ni dissimuler sa feinte davantage.
Il murmure, il se crispe, il s’irrite, et au lieu de se tenir sur le quatrième degré de l’humilité, il tombe manifestement au neuvième de l’orgueil, que, d’après la description que j’en ai donnée, on peut appeler avec raison un aveu qui n’est qu’une feinte. Quelle confusion pour l’orgueilleux, quand sa supercherie est découverte, la paix de son âme et sa gloire amoindrie, sans que sa faute soit effacée pour cela?
Il finit par être reconnu de tous et jugé par tous, et l’indignation est d’autant plus violente, alors qu’on découvre en même temps la fausseté de tout ce qu’on avait pensé d’abord de lui. C’est alors qu’un supérieur doit sévir avec d’autant plus de rigueur contre lui qu’il est plus sûr d’offenser davantage tout le monde s’il le ménage.
Onzième degré de l’orgueil, La Révolte.
Si celui qui en est arrivé là n’est pas touché de la grâce de Dieu (or ceux qui sont dans cet état en sont bien difficilement touchés), de façon à se soumettre en silence au jugement que tout le monde porte de lui, il ne tarde point à devenir effronté et impudent, et à tomber par la rébellion, d’autant plus fâcheusement au dixième degré de l’orgueil, qu’il y tombe d’une manière tout à fait désespérée. Alors celui qui s’était contenté dans son arrogance de mépriser ses frères en secret, se mettant en révolte ouverte, méprise son supérieur même.
Or il faut savoir que tous les degrés de l’orgueil, que j’ai comptés au nombre de douze, peuvent se réduire à trois seulement. Les six premiers comprennent le mépris de nos frères; les quatre suivants, le mépris de nos supérieurs, et les deux derniers, le mépris de Dieu. Il faut remarquer aussi que ces deux derniers degrés de l’orgueil qui se trouvent être, en remontant, les deux premiers de l’humilité, doivent être gravis hors de la profession religieuse, de même qu’ils ne peuvent être descendus tant qu’on demeure encore dans l’ordre.
Qu’il faille les avoir montés, avant d’avoir fait profession, cela résulte clairement de la manière dont il est parlé du troisième degré de l’humilité dans la règle. « Le troisième degré de l’humilité, y est-il dit, consiste à se soumettre en toute obéissance à son supérieur par amour pour Dieu (Reg. S. Bened., VII, 31). » Si donc on place au troisième degré l’obéissance qui, comme tout le monde le sait, n’oblige le novice que du moment qu’il est entré dans la communauté, il s’ensuit évidemment qu’il est censé avoir déjà gravi les deux premiers degrés de l’humilité.
Au contraire, dès qu’un religieux dédaigne de conserver 1a paix avec ses frères et méprise le jugement de son supérieur, que fait-il dans son monastère autre chose que d’y causer du scandale ?
Onzième degré de l’orgueil, La Liberté de Pécher.
Après le dixième degré de l’orgueil qu’on appelle rébellion, le religieux étant sorti de lui-même ou expulsé du monastère, descend à l’instant au onzième degré. En effet, il s’engage alors dans des voies qui semblent bonnes aux hommes, mais qui finissent, si Dieu par hasard ne les garde pas lui-même, par le conduire au fond de l’abîme, c’est-à-dire jusqu’au mépris de Dieu, selon ce qui est écrit: « Quand le pécheur est tombé au fond de l’abîme du péché, il méprise tout (Prov., XVIII, 3). »On peut appeler le onzième degré, la liberté de pécher; en effet le religieux que ni la crainte d’un supérieur qui le voit, ni le respect de ses frères, ne retiennent plus, goûte le plaisir de faire sa volonté, d’autant plus complètement qu’il le fait en plus grande sécurité, chose que la crainte et le respect ne lui permettaient pas de faire quand il était dans le cloître.
Toutefois, s’il ne craint plus ni ses frères ni ses supérieurs, il n’en est pas encore arrivé tout à fait au point de ne plus avoir même la crainte de Dieu. En effet, sa raison qui murmure encore tout bas, rappelle cette crainte à sa volonté et ne lui permet pas, dans le commencement, de faire le mal sans quelque hésitation; semblable à ceux qui traversent une rivière à gué, il ne s’avance que pas à pas, et ne court point encore dans les sentiers du mal.
Douzième degré de l’orgueil, L’Habitude de Pécher
Mais lorsque, par un terrible jugement de Dieu, les premiers crimes ont été suivis de l ‘impunité, on revient volontiers à ce qui a procuré du plaisir et plus on y revient, plus on y trouve d’attrait. A mesure que la concupiscence se réveille, la raison s’endort et les chaînes de l’habitude se resserrent. Le malheureux est entraîné dans l’abîme du péché et livré à la tyrannie de ses vices; emporté par le torrent de ses désirs charnels, il oublie sa raison et la crainte de Dieu, et finit, l’insensé! Par dire dans son coeur : « Il n’y a pas de Dieu (Psalm. XIII, 1). »Alors on le voit user indifféremment des choses défendues comme de celles qui sont permises, et ne plus interdire à son esprit, à ses mains et à ses pieds les pensées, les actions ou les démarches mauvaises. Tout ce que désire son coeur et tout ce qui lui vient à la bouche ou se trouve à la portée de sa main, il le projette, le dit et le fait, car sa volonté est adonnée au mal, ses lèvres ne s’ouvrent qu’au mal et ses mains ne font que le mal.
De même que le juste, après avoir gravi tous les degrés de l’humilité, court dans les sentiers de la vie, d’un coeur dégagé et sans éprouver de fatigue parce qu’il a contracté l’habitude du bien, ainsi le pécheur, quand il les a descendus, ayant cessé, par l’habitude du mal, de suivre la raison pour guide, et ne se trouvant plus retenu par le frein de la crainte de Dieu, s’avance d’un pas rapide et assuré vers la mort.
Ceux qui sont au milieu des degrés se fatiguent et sont dans de grandes angoisses; et soit qu’ils descendent, soit qu’ils montent; tantôt ils sont tourmentés par la crainte de l’enfer et tantôt retardés par la force de l’habitude.
Il n’y a que ceux qui se trouvent au haut on au bas qui courent sans obstacle et sans fatigue, l’un à la vie, l’autre à la mort, le premier avec joie et le second avec entraînement celui-là est rendu allègre par la charité et celui-ci par la passion; mais s’ils ne ressentent ni l’un ni l’autre la peine et la fatigue, le premier le doit à l’amour et le second à l’endurcissement.
Dans l’un c’est la charité parfaite et dans l’autre c’est l’iniquité consommée qui détruit toute crainte; si le premier est en sécurité, c’est parce qu’il voit clair, tandis que la sécurité de l’autre ne vient que de son aveuglement. Aussi peut-on appeler le douzième degré, l’habitude de pécher qui fait perdre la crainte de Dieu et nous le fait mépriser lui-même.
Faut-il et comment faut-il prier pour les âmes désespérées et mortes?
Or, dit l’apôtre saint Jean, « je ne vous dis point de prier pour celui qui en est là (I Joan., V, 16). » Eh quoi ! Saint Apôtre, voulez-vous donc qu’on désespère de lui? — Ce que je veux, c’est que celui il qui a encore quelque amour pour lui, gémisse sur son sort, qu’il ne songe point à prier pour lui, mais qu’il ne cesse de pleurer sur lui.Qu’est-ce à dire? Reste-t-il quelque ombre d’espérance à celui pour qui il n’y a plus lieu de prier? Écoutez une âme qui avait la foi, qui avait même encore quelque espérance et qui pourtant avait cessé de prier : « Seigneur, dit-elle, si vous aviez été ici, mon frère ne serait point mort (Joan., XI, 21). » La foi de cette femme était grande, puisqu’elle croyait que le Seigneur aurait pu arrêter la mort par sa seule présence s’il eût été là.
Mais après que la mort a frappé son frère, que dit-elle? Il s’en faut bien qu’elle doute que celui qui aurait pu l’empêcher de mourir puisse le rendre à la vie, maintenant qu’il n’est plus; en effet, elle continue en ces termes : «Mais je sais que, présentement même, Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez (Ibid., 22). » Puis, lorsque Jésus lui demande où l’on a déposé son frère, elle lui répond : «Venez et voyez (Ibid., 34). » Pourquoi cela? O Marthe, vous nous donnez de grandes preuves de votre foi, mais pourquoi avec une telle foi, manquez-vous de confiance?
« Venez, dites-vous, et voyez. » Si vous n’avez point perdu tout espoir, pourquoi ne l’accompagnez-vous point et ne lui dites-vous point : Ressuscitez-le ? Si, au contraire, vous n’en avez plus, pourquoi tourmentez-vous inutilement le Maître? Est-ce que par hasard la foi pourrait obtenir ce que la prière n’a point osé demander? Et quand le Maître s’approche du cadavre de votre frère, vous l’arrêtez en lui disant : « Seigneur, il sent mauvais à présent, car il y a déjà quatre jours qu’il est mort (Ibid., 39). »
Est-ce feinte, est-ce désespoir, quand vous parlez ainsi ? Nous voyons ainsi le Seigneur après sa résurrection feindre d’aller plus loin au moment même où il voulait rester avec ses disciples (Luc., XXIV, 28). O saintes femmes, pieuses amies du Christ, si vous aimez votre frère, pourquoi ne faites-vous point appel à la bonté de celui dont l’amitié et la puissance ne peuvent faire un doute pour vous? Elles me répondent : En feignant de ne point prier, nous prions mieux, et en feignant de n’avoir plus d’espérance, nous espérons avec plus de sécurité. Nous montrons notre foi et nous faisons connaître les dispositions de notre coeur, et celui qui n’a pas besoin qu’on lui parle, pour savoir ce qu’on pense, les connaît parfaitement.
Certainement nous n’ignorons point qu’il peut tout, mais si un miracle si grand, si nouveau, si inouï n’est pas au-dessus de ses forces, il dépasse pourtant de beaucoup nos humbles mérites. Il nous suffit d’avoir donné à sa puissance l’occasion de se montrer et à son amitié celle de se faire jour; nous préférons maintenant attendre patiemment ce qu’il lui plaira de faire plutôt que d’être assez indiscrètes pour lui demander une chose que peut-être il ne veut point faire.
Il se peut enfin que notre réserve supplée à ce qui manque à nos mérites. De même, je vois bien que saint Pierre, après sa chute, a versé des larmes, mais je ne sache pas qu’il ait proféré une seule prière, et pourtant je ne doute pas qu’elle lui ait été pardonnée.
Apprenez aussi, à l’exemple de la Mère du Seigneur, à avoir une grande foi dans les miracles, tout en conservant une grande réserve jusque dans cette grande foi. Apprenez à son école à parer la foi de réserve, et à réprimer la présomption. «Ils n’ont plus de vin (Joan., II, 3),) » dit-elle; comme sa prière est courte! Quelle réserve, quand elle suggère à son Fils les pensées que sa pieuse sollicitude lui inspire !
Aussi, pour que vous sachiez bien qu’en cette circonstance elle gémit plutôt avec bonté qu’elle ne demande avec présomption, la réserve, tempérant de son ombre la pieuse ardeur qui l’anime, supprime par déférence la confiance qu’elle avait dans la prière; aussi n’est-ce point le front haut et en présence de tout le monde qu’elle élève la voix et qu’elle dit avec une sorte d’audace: Je vous en prie, mon fils, le vin manque, les convives sont contristés et l’époux est couvert de confusion, montrez ce que vous pouvez faire. Au contraire, quoique son coeur soit plein de ces sentiments et peut-être de beaucoup d’autres encore, et qu’ils ne demandent qu’à éclater, cependant c’est en particulier que cette femme pieuse invoque la puissance de Jésus et que cette mère s’adresse à son fils; elle se garde bien de vouloir mettre sa puissance à l’épreuve, elle se contente de rechercher quelles sont ses intentions. « Ils n’ont plus de vin, » dit-elle; quoi de plus réservé? Quoi de plus confiant? La confiance ne manquait point à sa pitié; la gravité ne faisait point défaut à sa parole, aussi ses voeux ne furent point inutiles.
Si donc, cette mère oublie qu’elle est mère et n’ose demander le miracle du vin, de quel front, moi, qui ne suis qu’un esclave et l’esclave très-honoré du Fils et de la Mère, oserais-je me permettre de prier pour obtenir la résurrection d’un homme qui est mort depuis quatre jours?
Il y a aussi dans l’Évangile deux aveugles, dont l’un recouvra la vue qu’il avait perdue, et l’autre la reçut, car il n’en avait point joui auparavant; le premier était devenu aveugle et le second l’était dès sa naissance. Or, celui qui avait perdu la vue mérita, par ses cris lamentables et extraordinaires, que le Seigneur eût pitié de lui; mais l’aveugle-né fut de la part de son illuminateur l’objet d’une compassion d’autant plus grande et plus admirable qu’il n’avait fait entendre aucune prière pour l’exciter. Aussi lui fut-il dit, et non pas à l’autre: «Votre foi vous a sauvé (Luc., XVIII, 42). »
Je vois également que le Seigneur ressuscita deux morts peu de temps après qu’ils eurent rendu le dernier soupir, et que pour le troisième il y avait déjà quatre jours qu’il était mort quand il le rappela à la vie, mais il n’y a que la fille du prince de la synagogue qu’il ressuscita à la prière de son père, quand elle était encore sur son lit de mort, tandis qu’il rendit les deux autres à la vie, par un mouvement inespéré de compassion de sa part.
De même s’il arrive, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’un de nos frères meure, non de la mort du corps, mais de celle de l’âme, tant qu’il sera encore parmi nous, je frapperai pour lui à la porte du ciel, tant par mes prières, quelque grand pécheur que je sois, que par celles de tous mes frères, et s’il revient à la vie, nous aurons sauvé un frère.
Mais si je ne mérite point d’être exaucé, du moment qu’il ne pourra plus supporter la présence des vivants, ou que les vivants ne pourront plus le souffrir parmi eux, je ferai toujours entendre avec foi mes gémissements, mais je ne pourrai plus prier pour lui avec la même confiance. Je n’oserai pas me permettre de dire hautement: Seigneur, venez, ressuscitez notre mort; mais le coeur toujours suspendu entre la crainte et l’espérance, je ne cesserai de crier intérieurement: peut-être, oui, peut-être bien arrivera-t-il que le Seigneur écoutera le voeu des pauvres et que son oreille entendra la disposition de leur coeur: « Peut-être ferez-vous un miracle à l’égard des morts, ou les médecins les rendront-ils à la vie, afin qu’ils chantent vos louanges (Psalm. LXXXVII, 11), » et, à propos des morts de quatre jours, je dirai: « Quelqu’un racontera-t-il dans le sépulcre votre miséricorde, ô mon Dieu, et parlera-t-il de votre vérité dans le tombeau (Ibidem,12)?»
Cependant le Sauveur peut, s’il le veut, nous secourir à l’improviste, contre toute attente et, touché des larmes de ceux qui portent leur mort en terre, sinon de leurs prières, rendre ce mort aux vivants ou même rappeler du milieu des morts celui qui déjà est enfermé dans son sépulcre.
Or, je regarde comme mort celui qui étant tombé au huitième degré de l’orgueil justifie son péché, attendu qu’il est dit: «La confession ne peut venir d’un mort, car il est comme s’il n’était pas (Eccli., XVII, 26). » Au dixième degré, qui est le troisième en comptant du huitième, déjà le mort est porté dans la liberté de pécher, puisqu’il est expulsé du monastère; a-t-il passé le quatrième degré, à partir du huitième, on peut dire alors qu’il est mort depuis quatre jours, puisqu’il est tombé dans le cinquième degré où il est enseveli dans l’habitude du péché.
Toutefois, gardons-nous bien de cesser de prier pour lui au fond de nos cœurs, si nous n’osons plus le faire ouvertement, car nous voyons saint Paul pleurer sur ceux là-mêmes qu’il savait impénitents (II Corinth., XII, 21). Je veux bien qu’ils s’excluent eux-mêmes de nos prières; ils ne peuvent pourtant point être entièrement exclus de notre coeur,
Mais pour eux, ils répondront du péril auquel ils s’exposent, en se mettant dans le cas que l’Église n’ose plus prier ouvertement pour eux, quand elle prie avec confiance pour les Juifs mêmes, pour les hérétiques et pour les païens, car si le jour du vendredi saint il est fait une prière nommément pour toute espèce de pécheurs, il n’en est pourtant fait aucune pour les excommuniés.
Peut-être, frère Geoffroy, en voyant que j’ai décrit les degrés de l’orgueil, au lieu de ceux de l’humilité, direz-vous que j’ai fait autre chose que ce que vous attendiez de moi et que je vous avais promis. A cela je répondrai que je ne puis vous enseigner que ce que j’ai appris et qu’il ne me semblait pas qu’il m’appartînt de vous décrire les degrés ascendants, quand je sais beaucoup mieux descendre que monter.
Que saint Benoît vous propose les degrés de l’humilité tels qu’il les a disposés dans son coeur, moi je ne puis vous proposer que ceux que j’ai dans le mien et qui tous sont descendants. Toutefois, si vous y faites attention, vous verrez que je parle en même temps de ceux qui montent.
En effet, si en allant à Rome vous rencontrez un homme qui en revient et que vous lui demandiez la route qui y mène, pourra-t-il vous en enseigner une meilleure que celle par laquelle il en vient? En vous disant par quels châteaux, quelles villas, quelles villes, quels fleuves et quelles montagnes il a passé, il vous indique en même temps le chemin qu’il a parcouru et celui que vous devez suivre à votre tour, en sorte que vous devrez, en allant à Rome, passer par les mêmes endroits qu’il a traversés pour en venir.
Ainsi, peut-être, dans mes degrés descendants trouverez-vous les degrés ascendants que vous reconnaîtrez en les gravissant, beaucoup mieux dans votre coeur que dans mon écrit. Ainsi soit-il.
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/index.htm
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