« La crise est réelle, et pas seulement extérieure à l’Église »
Christine Pedotti-23 Décembre 2014
Interview de Mgr Doré (évêque émérite de Strasbourg )pour " Témoignage Chrétien "
http://temoignagechretien.fr/sites/default/files/public/styles/600x400/public/thumbnails/image/joseph_dore_par_c._adnin.png?itok=3DOyznUa
TC : Vous examinez dans votre dernier livre ce que signifie « être catholique aujourd’hui ». En précisant, dans la seconde partie de son titre : « Dans l’Église du pape François ». Pouvez-vous nous parler de ce que vous inspire ce pape ?
Joseph Doré : Dès sa première apparition publique, dès ses premiers mots, j’ai vu et su, comme tout le monde, que quelque chose était en train de se produire que personne n’avait prévu. Je voudrais cependant souligner que, même si ce pape est un don de Dieu – et il l’est –, il est aussi le résultat d’un vote qui a suivi un travail sérieux du collège des cardinaux.Les échanges qui ont précédé ont de toute évidence été fructueux. La preuve : la rapidité de l’élection. Manifestement, les cardinaux ont cherché quelqu’un qui soit capable de faire ce qui était nécessaire. Ils l’ont trouvé et élu. Il est clair aussi que, parmi eux tous, Bergoglio avait un avantage.Ayant réuni un certain nombre de voix sur son nom au précédent conclave, il avait – n’en doutons pas – médité pendant huit années sur ce qu’il aurait fait s’il avait été élu ! Il n’était donc pas inconscient de la tâche qu’il acceptait. Ses premiers mots m’ont beaucoup frappé.D’abord, il s’est présenté comme « évêque de Rome ». C’était vouloir se situer pleinement dans le collège épiscopal : premier de tous les évêques, mais pas en dehors d’eux.Ensuite, il a demandé à la foule de prier pour lui. Ainsi, pour sa mission, s’en rapportait-il au peuple de Dieu : ce n’est pas le pape qui intercédait pour le peuple mais ce peuple qui était invité à prier et intercéder pour son pasteur. On aurait pu penser que c’étaient là des mots et gestes du premier soir. Non, c’est bel et bien ce qu’il vit et met en œuvre depuis lors.Enfin, en se donnant pour conseil ce G8 devenu G9, constitué de cardinaux qui sont en poste, et non d’administrateurs de la Curie, il a montré l’importance qu’il accorde à la pastorale. Il joint les gestes à la parole aussi quand il dit qu’il se préoccupe des petites gens et de la « périphérie », quand il va à Lampedusa ou qu’il célèbre régulièrement, à Sainte-Marthe, une messe ouverte à tous.
Cependant, aujourd’hui, on murmure qu’il y aurait des « déçus de François ». Vous n’en faites pas partie, semble-t-il, mais qu’en dites-vous ? Les voyez-vous ?
Non, je n’en fais pas partie, et il est clair pour moi que les conservateurs ont toutes les raisons de penser que ce pape ne partage pas leur vision. En particulier, il est totalement en ligne avec les grandes orientations du concile Vatican II.Je veux du reste souligner que, depuis le Concile, tous les papes, chacun à sa manière, ont honoré le Concile. Le pape Paul VI l’a mené à bonne fin. Il a joué le jeu conciliaire, protégé la liberté des Pères tout en étant le garant de la communion : c’était un véritable engagement.On n’en regrette que davantage, qu’avec l’encyclique Humanae Vitae, ce même pape n’ait pas respecté jusqu’au bout ce que le Concile venait d’enseigner en matière de collégialité. Certes, il a pris sa décision avec gravité, mais ce fut dans la solitude, et à rebours de l’avis de la commission qu’il avait lui-même constituée pour le conseiller.Après plus de quatre décennies, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur la réception réellement problématique de ce document.Quant à Jean Paul II et Benoît XVI, ni l’un ni l’autre n’ont cessé de nous inviter à regarder le Concile comme un grand don de Dieu, à recevoir pleinement. Certains de ces bienfaits ont de fait été reçus au point d’être presque oubliés, tant ils font désormais partie de notre présent. Mais la remise de la parole de Dieu au centre de la vie de l’Église laisse toujours à désirer et l’on est loin du compte concernant la participation responsable de tous les baptisés à la vie de l’Église (en même temps qu’à la célébration de ses sacrements).
Les synodes romains sont aussi l’un des fruits du Concile. Et, au mois d’octobre à Rome, s’est tenu le Synode sur la famille convoqué par le pape François. Que peut-on en espérer ?
Les synodes, créés au moment du Concile, ont un mécanisme assez compliqué. Ils ont été conçus comme des organes consultatifs, destinés à conseiller le pape. Un questionnaire est envoyé à l’épiscopat mondial en amont. À partir des réponses reçues, un instrument de travail du Synode (Instrumentum Laboris) est élaboré par les instances romaines.Ensuite, environ 250 évêques du monde entier, la plupart envoyés par les conférences épiscopales nationales, d’autres nommés par le pape, se réunissent à Rome, avec des experts, des témoins et des « auditeurs ». Ils écoutent les communications des uns et des autres, puis discutent par petits groupes spécialisés.À la fin des travaux, le Synode remet les conclusions des groupes au secrétaire général. Le pape les utilise pour écrire et rendre publique, environ une année plus tard, une exhortation post-synodale. Les résultats de ces synodes ont souvent, il faut le dire, été perçus comme relativement décevants.Cependant, pour avoir participé à celui de 1998 sur l’Europe, puis avoir fait partie de la commission post-synodale qui a fait un rapport au pape, j’ai pu constater que l’exhortation publiée reprenait largement le texte que nous avions produit.Il reste que le synode est quand même une opération très « maîtrisée ». Pour celui qui est en cours et qui porte sur la famille, il est clair que le pape a choisi de faire fonctionner les choses dans un esprit plus proche du Concile que ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. En particulier, le questionnaire diffusé largement en amont a permis une consultation ample des Églises locales. Et plusieurs épiscopats ont rendu publiques les contributions qu’ils faisaient parvenir à Rome.
Ce ne fut pas le cas en France, où le public n’a eu connaissance que du résumé qu’en a fait l’archevêque de Montpellier et actuel vice-président de la Conférence des évêques de France, Mgr Pierre-Marie Carré…
En effet, la chose m’a beaucoup étonné. D’autant que le résumé en question faisait réellement écho à ce que tous les pasteurs savent et vivent.De la même façon, l’Instrumentum Laboris signé du secrétaire général du Synode, qui a été rendu public, faisait un constat lucide de l’incompréhension et aussi de l’ignorance des fidèles à l’égard de l’enseignement traditionnel de l’Église. Parmi les remèdes, il suggérait une plus grande « pédagogie », sans doute pas inutile. Mais on peut douter qu’elle suffise à lever les malentendus, les résistances et les malaises que tout le monde peut constater.
Est-ce à dire qu’il ne suffira pas de trouver des solutions pastorales, mais qu’il faudra aussi envisager des issues doctrinales et théologiques ?
Je vous répondrai à la fois comme évêque et comme théologien. En acceptant l’épiscopat pour le diocèse de Strasbourg, je n’ai ni perdu mon ancienne compétence, ni renoncé à y recourir. Je veux, d’abord, affirmer ici ce que j’ai toujours pensé, dit et écrit : en théologie, on ne peut pas se contenter d’énoncer la doctrine et considérer qu’il reviendrait au « terrain », à la « base » de se débrouiller.Le souci de la réception doit habiter pleinement le travail du théologien. On ne fait pas de la théologie en chambre, hors sol, en laissant la réception à la seule charge de la pastorale, comme si la première vivait dans la pureté éthérée des idées et la seconde dans la pesanteur de la glaise et de la pâte humaine. Il s’agit du christianisme, enfin ! De l’Incarnation ! Jésus n’est pas une idée, que diable !À l’inverse, cependant, il faut savoir honorer la théologie pour tout ce qu’elle est capable d’apporter dans l’ordre de l’intelligence actualisée de la foi. Ainsi, j’ai vraiment regretté que lorsque les évêques de France ont célébré, en 2012, l’anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II, à Lourdes, avec des représentants de tous les diocèses français, aucun théologien n’ait été invité à prendre la parole.C’était quand même un peu oublier le rôle éminent des théologiens au Concile. Et c’était aussi faire comme si l’Église pouvait se passer des théologiens. Le travail de la théologie n’est pas seulement l’exposé ou l’explicitation du dogme sans souci de référence à la situation du monde.J’ai coutume de dire qu’il lui revient de répondre de la doctrine de la foi chrétienne et de répondre aux interrogations et aux inquiétudes du monde d’aujourd’hui. Il lui incombe, donc, de produire des réponses à des questions dont elle est loin d’avoir seule la maîtrise. Ne faisant pas qu’enseigner, mais se laissant interroger, elle est bel et bien sur le terrain pastoral, le terrain des pasteurs, où vivent et s’interrogent les gens, dans la réalité du temps et de la société. Je ne vois pas entre théologie (ou doctrine) et pastorale (ou pratique) l’hétérogénéité que d’aucuns soulignent et parfois préconisent.
Selon vous, est-ce ce qu’a esquissé le cardinal Walter Kasper au mois de février, dans son intervention remarquée, en particulier par le pape François, lors de la réunion des cardinaux en vue du Synode ?
J’ai la plus grande estime pour le cardinal Kasper que je connais de longue date. Je l’apprécie et le soutiens. J’ai assisté à son cours d’ecclésiologie à Münster la même année où, au semestre précédent, j’avais écouté le professeur Joseph Ratzinger [et futur Benoît XVI] sur la christologie.Lorsque Kasper est devenu évêque, je me suis réjoui qu’on ait choisi le grand théologien qu’il est et que lui ait acquiescé au choix que l’on faisait de lui. Je ne me doutais pas, alors, que je me retrouverais bien vite, moi aussi, dans cette situation. De fait, il m’a semblé tout naturel de lui demander d’être à mes côtés le jour de mon ordination épiscopale, à Strasbourg, comme évêque co-consécrateur.Je n’oublie pas que, une fois devenu évêque, il a posé de fortes questions sur une théologie du mariage qui jetait (et jette encore) tant de personnes hors de la communion ecclésiale. Ce qu’il a dit à Rome, en février, n’a donc pas été une surprise pour moi.Je tiens d’ailleurs à souligner qu’il est un homme d’une totale loyauté. Il l’a été en toutes choses à l’égard du pape Benoît XVI, en particulier à l’occasion de la publication de Dominus Iesus (sa loyauté à l’époque s’exerçait à l’égard du cardinal Ratzinger).Sa communication de février devant les cardinaux était, à son image, d’un extrême sérieux, à la fois théologique et pastoral. Et l’on ne doit pas oublier que sa connaissance de la tradition de l’Église est sans commune mesure avec celle de plusieurs de ses détracteurs. Le pape François savait ce qu’il faisait en lui passant commande.
Pourtant, depuis, il est la cible d’attaques répétées, y compris venant de cardinaux et même du cardinal Gerhard Müller, l’actuel préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Ce n’est pas par hasard que je soulignais la loyauté du cardinal Kasper. Je n’hésite donc pas à dire ici que je n’apprécie pas l’attitude récente de plusieurs cardinaux, et en particulier du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui ont cru devoir s’exprimer publiquement comme ils l’ont fait avant le Synode (1).Il me semble qu’ils se devaient d’avoir une attitude de réserve à l’égard à la fois du Saint Père, qui l’avait convoqué, et de leurs frères dans l’épiscopat, qui allaient y participer. En agissant comme ils l’ont fait, ils ont été cause de scandale et de désordre.J’ai été, au contraire, sensible aussi bien aux propos de Mgr Kasper qu’à ceux de l’évêque d’Anvers, Mgr Johan Bonny, ou du dominicain évêque d’Oran, Mgr Jean-Paul Vesco, dans la mesure où ils soulèvent sérieusement des questions dignes de considération, tant sur le plan doctrinal que pastoral.Pour en finir sur le Synode qui, rappelons-le, se déroulera sur deux ans, j’espère qu’il va s’y passer quelque chose, et il me semble que le pape y est déterminé. Je n’oublie pas, par ailleurs, que les responsables d’Église qui en sont membres sont rassemblés dans l’Esprit saint.Je prie donc pour qu’il les éclaire et leur rappelle qu’en tout cas, l’Évangile est la loi sous laquelle ils sont placés et qui les jugera – mais aussi combien est grande l’espérance que l’Église met en eux.
Pour revenir à votre récent ouvrage, vous n’hésitez pas à faire un tableau que d’aucuns diraient pessimiste de la situation actuelle…
Je ne vous laisse pas dire que je suis pessimiste. Mais je ne peux pas m’empêcher d’être lucide. J’observe la situation. La crise est réelle et elle n’est pas seulement extérieure à l’Église. Bien sûr, il y a la sécularisation et toutes ses conséquences, mais il y a aussi des responsabilités à l’intérieur ! La mise en cause de tant de membres du clergé dans des affaires de pédophilie a ébranlé durablement la confiance. Les scandales divers, y compris financiers, au Vatican ou autour de lui, ont eu les mêmes effets. Tout cela décrédibilise, de fait, le message que nous portons et aussi l’institution et les hommes qui le portent. Le catholicisme a perdu en autorité mais aussi en prestige, en considération, et même en intérêt, dans le monde qui est le nôtre.
Avez-vous cependant des motifs d’espérer ?
Trois choses me soutiennent dans cette situation. D’une part, les caractéristiques propres du catholicisme. D’abord, je place la continuité historique sur le long temps, aussi bien ce qu’on nomme « la Tradition », qui est comme un trésor dans lequel on peut toujours puiser « des choses nouvelles et des choses anciennes », que « la continuité apostolique » qui fait que c’est bien dans la chaîne continue du témoignage des Apôtres, de ceux qui ont vu et qui ont transmis à ceux qui à leur tour transmettent, que s’enracine notre foi. Nous ne croyons pas à cause d’une lettre morte et figée, mais à cause du témoignage vivant de ceux qui ont vécu ce qu’ils ont cru, car on ne transmet effectivement que ce qu’on vit et estime. Ensuite, je retiens ce que je nomme l’ordre des médiations, l’ordre sacramentaire. Le croyant n’est pas seul devant Dieu. Il vit dans la communauté qui célèbre ces sacrements qui sont les signes de la présence attentionnée et affectueuse de Dieu. Et ces signes sont célébrés par celui qui est choisi, qualifié, habilité, institué pour le faire, le ministre ordonné. Une telle « institutionalité » est précieuse car, comme j’aime à le répéter, au plan humain, « rien ne dure qui ne s’institue ». Enfin, et toujours dans l’ordre de l’institution, je souligne que le catholicisme est porteur d’un principe hiérarchique d’organisation qui, de soi, engendre un souci constant de l’universalité et de l’unité. Bien sûr, tout cela est gros de dérives possibles, mais je suis certain que, pour y remédier, nous sommes capables de faire vivre des modes d’autorégulation et d’autocontrôle que sont les conciles (œcuméniques et régionaux), les synodes, l’exercice de la collégialité et la participation effective de tous les baptisés à la mission propre de l’Église. Est-il utile de redire qu’en tout cela, je ressens un profond accord avec le pape actuel ?
L’actualité française a mis en lumière des jeunes catholiques très critiques à l’égard de leurs aînés, accusés d’avoir « bradé » les valeurs du catholicisme. Qu’en pensez-vous ?
C’est une minorité de résistance. Ils sont peut-être une part de l’avenir, mais une part seulement. Ils n’ont pas qualité pour balayer ce qui, dans l’Église, leur préexiste et les a, de fait, enfantés. La génération qui les précède a une expérience très forte de la réalité du monde. Qui, dans l’Église, peut tourner le dos à cette réalité ? L’avenir n’est ni dans la condamnation ni dans la déploration. Il ne pourra être que dans une proposition à la fois lucide et courageuse, déterminée et responsable. Disciples du Christ, nous n’avons nous-mêmes reçu la foi que pour en témoigner dans le respect, le service et l’amour vrai. Nous avons à la vivre auprès de ceux auxquels notre mission nous envoie… et nous n’avons ni à les choisir ni à les trier.
(1) Allusion à la publication de Demeurer dans la vérité du Christ (éditions Artège), signé par cinq cardinaux (Brandmüller, Burke, Caffara, De Paolis et Müller) réaffirmant l’impossibilité de modifier de quelque façon que ce soit la position et la pastorale sur le mariage et, en particulier, sur les divorcés-remariés.
À lire : Être catholique aujourd'hui. Dans l’Église du pape François, Joseph Doré, éd. Bayard, septembre 2014, 128 p., 12,90 €
Christine Pedotti-23 Décembre 2014
Interview de Mgr Doré (évêque émérite de Strasbourg )pour " Témoignage Chrétien "
http://temoignagechretien.fr/sites/default/files/public/styles/600x400/public/thumbnails/image/joseph_dore_par_c._adnin.png?itok=3DOyznUa
TC : Vous examinez dans votre dernier livre ce que signifie « être catholique aujourd’hui ». En précisant, dans la seconde partie de son titre : « Dans l’Église du pape François ». Pouvez-vous nous parler de ce que vous inspire ce pape ?
Joseph Doré : Dès sa première apparition publique, dès ses premiers mots, j’ai vu et su, comme tout le monde, que quelque chose était en train de se produire que personne n’avait prévu. Je voudrais cependant souligner que, même si ce pape est un don de Dieu – et il l’est –, il est aussi le résultat d’un vote qui a suivi un travail sérieux du collège des cardinaux.Les échanges qui ont précédé ont de toute évidence été fructueux. La preuve : la rapidité de l’élection. Manifestement, les cardinaux ont cherché quelqu’un qui soit capable de faire ce qui était nécessaire. Ils l’ont trouvé et élu. Il est clair aussi que, parmi eux tous, Bergoglio avait un avantage.Ayant réuni un certain nombre de voix sur son nom au précédent conclave, il avait – n’en doutons pas – médité pendant huit années sur ce qu’il aurait fait s’il avait été élu ! Il n’était donc pas inconscient de la tâche qu’il acceptait. Ses premiers mots m’ont beaucoup frappé.D’abord, il s’est présenté comme « évêque de Rome ». C’était vouloir se situer pleinement dans le collège épiscopal : premier de tous les évêques, mais pas en dehors d’eux.Ensuite, il a demandé à la foule de prier pour lui. Ainsi, pour sa mission, s’en rapportait-il au peuple de Dieu : ce n’est pas le pape qui intercédait pour le peuple mais ce peuple qui était invité à prier et intercéder pour son pasteur. On aurait pu penser que c’étaient là des mots et gestes du premier soir. Non, c’est bel et bien ce qu’il vit et met en œuvre depuis lors.Enfin, en se donnant pour conseil ce G8 devenu G9, constitué de cardinaux qui sont en poste, et non d’administrateurs de la Curie, il a montré l’importance qu’il accorde à la pastorale. Il joint les gestes à la parole aussi quand il dit qu’il se préoccupe des petites gens et de la « périphérie », quand il va à Lampedusa ou qu’il célèbre régulièrement, à Sainte-Marthe, une messe ouverte à tous.
Cependant, aujourd’hui, on murmure qu’il y aurait des « déçus de François ». Vous n’en faites pas partie, semble-t-il, mais qu’en dites-vous ? Les voyez-vous ?
Non, je n’en fais pas partie, et il est clair pour moi que les conservateurs ont toutes les raisons de penser que ce pape ne partage pas leur vision. En particulier, il est totalement en ligne avec les grandes orientations du concile Vatican II.Je veux du reste souligner que, depuis le Concile, tous les papes, chacun à sa manière, ont honoré le Concile. Le pape Paul VI l’a mené à bonne fin. Il a joué le jeu conciliaire, protégé la liberté des Pères tout en étant le garant de la communion : c’était un véritable engagement.On n’en regrette que davantage, qu’avec l’encyclique Humanae Vitae, ce même pape n’ait pas respecté jusqu’au bout ce que le Concile venait d’enseigner en matière de collégialité. Certes, il a pris sa décision avec gravité, mais ce fut dans la solitude, et à rebours de l’avis de la commission qu’il avait lui-même constituée pour le conseiller.Après plus de quatre décennies, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur la réception réellement problématique de ce document.Quant à Jean Paul II et Benoît XVI, ni l’un ni l’autre n’ont cessé de nous inviter à regarder le Concile comme un grand don de Dieu, à recevoir pleinement. Certains de ces bienfaits ont de fait été reçus au point d’être presque oubliés, tant ils font désormais partie de notre présent. Mais la remise de la parole de Dieu au centre de la vie de l’Église laisse toujours à désirer et l’on est loin du compte concernant la participation responsable de tous les baptisés à la vie de l’Église (en même temps qu’à la célébration de ses sacrements).
Les synodes romains sont aussi l’un des fruits du Concile. Et, au mois d’octobre à Rome, s’est tenu le Synode sur la famille convoqué par le pape François. Que peut-on en espérer ?
Les synodes, créés au moment du Concile, ont un mécanisme assez compliqué. Ils ont été conçus comme des organes consultatifs, destinés à conseiller le pape. Un questionnaire est envoyé à l’épiscopat mondial en amont. À partir des réponses reçues, un instrument de travail du Synode (Instrumentum Laboris) est élaboré par les instances romaines.Ensuite, environ 250 évêques du monde entier, la plupart envoyés par les conférences épiscopales nationales, d’autres nommés par le pape, se réunissent à Rome, avec des experts, des témoins et des « auditeurs ». Ils écoutent les communications des uns et des autres, puis discutent par petits groupes spécialisés.À la fin des travaux, le Synode remet les conclusions des groupes au secrétaire général. Le pape les utilise pour écrire et rendre publique, environ une année plus tard, une exhortation post-synodale. Les résultats de ces synodes ont souvent, il faut le dire, été perçus comme relativement décevants.Cependant, pour avoir participé à celui de 1998 sur l’Europe, puis avoir fait partie de la commission post-synodale qui a fait un rapport au pape, j’ai pu constater que l’exhortation publiée reprenait largement le texte que nous avions produit.Il reste que le synode est quand même une opération très « maîtrisée ». Pour celui qui est en cours et qui porte sur la famille, il est clair que le pape a choisi de faire fonctionner les choses dans un esprit plus proche du Concile que ce que nous avons connu jusqu’à maintenant. En particulier, le questionnaire diffusé largement en amont a permis une consultation ample des Églises locales. Et plusieurs épiscopats ont rendu publiques les contributions qu’ils faisaient parvenir à Rome.
Ce ne fut pas le cas en France, où le public n’a eu connaissance que du résumé qu’en a fait l’archevêque de Montpellier et actuel vice-président de la Conférence des évêques de France, Mgr Pierre-Marie Carré…
En effet, la chose m’a beaucoup étonné. D’autant que le résumé en question faisait réellement écho à ce que tous les pasteurs savent et vivent.De la même façon, l’Instrumentum Laboris signé du secrétaire général du Synode, qui a été rendu public, faisait un constat lucide de l’incompréhension et aussi de l’ignorance des fidèles à l’égard de l’enseignement traditionnel de l’Église. Parmi les remèdes, il suggérait une plus grande « pédagogie », sans doute pas inutile. Mais on peut douter qu’elle suffise à lever les malentendus, les résistances et les malaises que tout le monde peut constater.
Est-ce à dire qu’il ne suffira pas de trouver des solutions pastorales, mais qu’il faudra aussi envisager des issues doctrinales et théologiques ?
Je vous répondrai à la fois comme évêque et comme théologien. En acceptant l’épiscopat pour le diocèse de Strasbourg, je n’ai ni perdu mon ancienne compétence, ni renoncé à y recourir. Je veux, d’abord, affirmer ici ce que j’ai toujours pensé, dit et écrit : en théologie, on ne peut pas se contenter d’énoncer la doctrine et considérer qu’il reviendrait au « terrain », à la « base » de se débrouiller.Le souci de la réception doit habiter pleinement le travail du théologien. On ne fait pas de la théologie en chambre, hors sol, en laissant la réception à la seule charge de la pastorale, comme si la première vivait dans la pureté éthérée des idées et la seconde dans la pesanteur de la glaise et de la pâte humaine. Il s’agit du christianisme, enfin ! De l’Incarnation ! Jésus n’est pas une idée, que diable !À l’inverse, cependant, il faut savoir honorer la théologie pour tout ce qu’elle est capable d’apporter dans l’ordre de l’intelligence actualisée de la foi. Ainsi, j’ai vraiment regretté que lorsque les évêques de France ont célébré, en 2012, l’anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II, à Lourdes, avec des représentants de tous les diocèses français, aucun théologien n’ait été invité à prendre la parole.C’était quand même un peu oublier le rôle éminent des théologiens au Concile. Et c’était aussi faire comme si l’Église pouvait se passer des théologiens. Le travail de la théologie n’est pas seulement l’exposé ou l’explicitation du dogme sans souci de référence à la situation du monde.J’ai coutume de dire qu’il lui revient de répondre de la doctrine de la foi chrétienne et de répondre aux interrogations et aux inquiétudes du monde d’aujourd’hui. Il lui incombe, donc, de produire des réponses à des questions dont elle est loin d’avoir seule la maîtrise. Ne faisant pas qu’enseigner, mais se laissant interroger, elle est bel et bien sur le terrain pastoral, le terrain des pasteurs, où vivent et s’interrogent les gens, dans la réalité du temps et de la société. Je ne vois pas entre théologie (ou doctrine) et pastorale (ou pratique) l’hétérogénéité que d’aucuns soulignent et parfois préconisent.
Selon vous, est-ce ce qu’a esquissé le cardinal Walter Kasper au mois de février, dans son intervention remarquée, en particulier par le pape François, lors de la réunion des cardinaux en vue du Synode ?
J’ai la plus grande estime pour le cardinal Kasper que je connais de longue date. Je l’apprécie et le soutiens. J’ai assisté à son cours d’ecclésiologie à Münster la même année où, au semestre précédent, j’avais écouté le professeur Joseph Ratzinger [et futur Benoît XVI] sur la christologie.Lorsque Kasper est devenu évêque, je me suis réjoui qu’on ait choisi le grand théologien qu’il est et que lui ait acquiescé au choix que l’on faisait de lui. Je ne me doutais pas, alors, que je me retrouverais bien vite, moi aussi, dans cette situation. De fait, il m’a semblé tout naturel de lui demander d’être à mes côtés le jour de mon ordination épiscopale, à Strasbourg, comme évêque co-consécrateur.Je n’oublie pas que, une fois devenu évêque, il a posé de fortes questions sur une théologie du mariage qui jetait (et jette encore) tant de personnes hors de la communion ecclésiale. Ce qu’il a dit à Rome, en février, n’a donc pas été une surprise pour moi.Je tiens d’ailleurs à souligner qu’il est un homme d’une totale loyauté. Il l’a été en toutes choses à l’égard du pape Benoît XVI, en particulier à l’occasion de la publication de Dominus Iesus (sa loyauté à l’époque s’exerçait à l’égard du cardinal Ratzinger).Sa communication de février devant les cardinaux était, à son image, d’un extrême sérieux, à la fois théologique et pastoral. Et l’on ne doit pas oublier que sa connaissance de la tradition de l’Église est sans commune mesure avec celle de plusieurs de ses détracteurs. Le pape François savait ce qu’il faisait en lui passant commande.
Pourtant, depuis, il est la cible d’attaques répétées, y compris venant de cardinaux et même du cardinal Gerhard Müller, l’actuel préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.
Ce n’est pas par hasard que je soulignais la loyauté du cardinal Kasper. Je n’hésite donc pas à dire ici que je n’apprécie pas l’attitude récente de plusieurs cardinaux, et en particulier du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui ont cru devoir s’exprimer publiquement comme ils l’ont fait avant le Synode (1).Il me semble qu’ils se devaient d’avoir une attitude de réserve à l’égard à la fois du Saint Père, qui l’avait convoqué, et de leurs frères dans l’épiscopat, qui allaient y participer. En agissant comme ils l’ont fait, ils ont été cause de scandale et de désordre.J’ai été, au contraire, sensible aussi bien aux propos de Mgr Kasper qu’à ceux de l’évêque d’Anvers, Mgr Johan Bonny, ou du dominicain évêque d’Oran, Mgr Jean-Paul Vesco, dans la mesure où ils soulèvent sérieusement des questions dignes de considération, tant sur le plan doctrinal que pastoral.Pour en finir sur le Synode qui, rappelons-le, se déroulera sur deux ans, j’espère qu’il va s’y passer quelque chose, et il me semble que le pape y est déterminé. Je n’oublie pas, par ailleurs, que les responsables d’Église qui en sont membres sont rassemblés dans l’Esprit saint.Je prie donc pour qu’il les éclaire et leur rappelle qu’en tout cas, l’Évangile est la loi sous laquelle ils sont placés et qui les jugera – mais aussi combien est grande l’espérance que l’Église met en eux.
Pour revenir à votre récent ouvrage, vous n’hésitez pas à faire un tableau que d’aucuns diraient pessimiste de la situation actuelle…
Je ne vous laisse pas dire que je suis pessimiste. Mais je ne peux pas m’empêcher d’être lucide. J’observe la situation. La crise est réelle et elle n’est pas seulement extérieure à l’Église. Bien sûr, il y a la sécularisation et toutes ses conséquences, mais il y a aussi des responsabilités à l’intérieur ! La mise en cause de tant de membres du clergé dans des affaires de pédophilie a ébranlé durablement la confiance. Les scandales divers, y compris financiers, au Vatican ou autour de lui, ont eu les mêmes effets. Tout cela décrédibilise, de fait, le message que nous portons et aussi l’institution et les hommes qui le portent. Le catholicisme a perdu en autorité mais aussi en prestige, en considération, et même en intérêt, dans le monde qui est le nôtre.
Avez-vous cependant des motifs d’espérer ?
Trois choses me soutiennent dans cette situation. D’une part, les caractéristiques propres du catholicisme. D’abord, je place la continuité historique sur le long temps, aussi bien ce qu’on nomme « la Tradition », qui est comme un trésor dans lequel on peut toujours puiser « des choses nouvelles et des choses anciennes », que « la continuité apostolique » qui fait que c’est bien dans la chaîne continue du témoignage des Apôtres, de ceux qui ont vu et qui ont transmis à ceux qui à leur tour transmettent, que s’enracine notre foi. Nous ne croyons pas à cause d’une lettre morte et figée, mais à cause du témoignage vivant de ceux qui ont vécu ce qu’ils ont cru, car on ne transmet effectivement que ce qu’on vit et estime. Ensuite, je retiens ce que je nomme l’ordre des médiations, l’ordre sacramentaire. Le croyant n’est pas seul devant Dieu. Il vit dans la communauté qui célèbre ces sacrements qui sont les signes de la présence attentionnée et affectueuse de Dieu. Et ces signes sont célébrés par celui qui est choisi, qualifié, habilité, institué pour le faire, le ministre ordonné. Une telle « institutionalité » est précieuse car, comme j’aime à le répéter, au plan humain, « rien ne dure qui ne s’institue ». Enfin, et toujours dans l’ordre de l’institution, je souligne que le catholicisme est porteur d’un principe hiérarchique d’organisation qui, de soi, engendre un souci constant de l’universalité et de l’unité. Bien sûr, tout cela est gros de dérives possibles, mais je suis certain que, pour y remédier, nous sommes capables de faire vivre des modes d’autorégulation et d’autocontrôle que sont les conciles (œcuméniques et régionaux), les synodes, l’exercice de la collégialité et la participation effective de tous les baptisés à la mission propre de l’Église. Est-il utile de redire qu’en tout cela, je ressens un profond accord avec le pape actuel ?
L’actualité française a mis en lumière des jeunes catholiques très critiques à l’égard de leurs aînés, accusés d’avoir « bradé » les valeurs du catholicisme. Qu’en pensez-vous ?
C’est une minorité de résistance. Ils sont peut-être une part de l’avenir, mais une part seulement. Ils n’ont pas qualité pour balayer ce qui, dans l’Église, leur préexiste et les a, de fait, enfantés. La génération qui les précède a une expérience très forte de la réalité du monde. Qui, dans l’Église, peut tourner le dos à cette réalité ? L’avenir n’est ni dans la condamnation ni dans la déploration. Il ne pourra être que dans une proposition à la fois lucide et courageuse, déterminée et responsable. Disciples du Christ, nous n’avons nous-mêmes reçu la foi que pour en témoigner dans le respect, le service et l’amour vrai. Nous avons à la vivre auprès de ceux auxquels notre mission nous envoie… et nous n’avons ni à les choisir ni à les trier.
(1) Allusion à la publication de Demeurer dans la vérité du Christ (éditions Artège), signé par cinq cardinaux (Brandmüller, Burke, Caffara, De Paolis et Müller) réaffirmant l’impossibilité de modifier de quelque façon que ce soit la position et la pastorale sur le mariage et, en particulier, sur les divorcés-remariés.
À lire : Être catholique aujourd'hui. Dans l’Église du pape François, Joseph Doré, éd. Bayard, septembre 2014, 128 p., 12,90 €